Solitude et fantasme

 

Argument

Dans la rencontre entre le ressenti de son corps et les paroles et les actes de l’adulte, confronté à des perceptions affectant le plus souvent la vue et l’ouïe, l’enfant en face d’un réel qui ne fait pas sens pour lui, peut trouver dans le fantasme un recours à ce qu’on pourrait appeler après-coup sa solitude. Mais le fantasme, soutien de son désir ne l’enferme-t-il pas alors dans une autre forme de solitude ?

Son fantasme inconscient ne risque t il pas de l' entrainer dans une lecture figée de la relation à l’Autre? (L'Autre est un lieu qui peut être habité par des autres: mère, père, frère, sœur…).



SOLITUDE ET FANTASME

 

Paul Valery[1] écrit :

"Que serions-nous sans le secours de ce qui n'existe pas? Peu de choses et nos esprits bien inoccupés languiraient si les fables, les méprises, les abstractions, les croyances et les monstres, les hypothèses et les prétendus problèmes de la métaphysique ne peuplaient d'images sans objet nos profondeurs et nos ténèbres naturelles".

« Ce qui se chante ou s’articule aux instants les plus critiques de la vie, ce qui sonne dans les liturgies, ce qui se murmure ou se geint dans les extrêmes de la passion, ce sont paroles qui ne peuvent se réduire en idées claires ni se séparer d’un certain ton et d’un certain mode sans les rendre absurdes et vaines. Dans toutes ces occasions, l’accent et l’allure de la voix l’emportent sur ce qu’est l’éveil d’intelligible. Je veux dire que ces paroles nous intiment de devenir bien plus qu’elles ne nous incitent à comprendre ».

 

Ces deux phrases ouvrent pour moi la question de la solitude. Elles font raisonner une double dimension de la solitude : celle éprouvée face au trou du réel et à la non réponse de l’Autre et celle qui prenant appui sur la langue articulée au désir de l’Autre nous propulse vers notre devenir de sujet.

La solitude s’enracine dans l’enfance. L’enfant s’élance dans la vie. Pourrait-on dire que l'enfant, qui ne parle pas encore, est alors seul, hors sens, hors temps -seul étant à entendre alors comme un mythe pour inscrire dans le langage un réel impossible à formuler ? Pour Freud, la langue entendue parallèlement aux premiers soins du corps et les perceptions qui affectent la vue et l'ouïe n'accèdent pas dans un premier temps à la représentation. Pour Lacan, l'enfant rencontre alors un réel (réel évoquant l'impossible) qui ne fait pas sens pour lui, on pourrait dire des ombres qui hantent l’immédiateté première. Zone d’ombres au bord du langage, et opacité du corps jouissant. Le corps gardera traces et empreintes de ce réel qui fera retour à des moments imprévisibles et divers de la vie, en fonction des aléas de l’histoire singulière de chacun et des accidents de l’histoire collective.

Catherine Millot, dans « Abîmes ordinaires » [2] raconte qu’à l’âge de six ans, dans une ville étrangère où elle venait d’arriver, on lui demanda d’aller chercher quelque chose à l’étage au-dessous « Dans l’escalier inconnu, soudain, le monde se vide. En un instant, il était devenu désert. Plus d’avant, plus d’après, plus de parents, plus personne. Pendant quelques secondes, je suis seule, absolument. Et c’est encore trop dire que de dire je, ou alors il faudrait préciser que c’était un je sans qualité, ponctuel, une pure tache d’existence nue dans l’escalier vide avec rien autour ». Catherine Millot a ressenti ce vide à l'époque dont elle parle. Elle peut le nommer des années après. Ce je, sans qualité, ponctuel dont parle Catherine Millot, n’est-ce pas une reconfrontation avec le réel rencontré par l’enfant au début de sa vie ?

Cela m’évoque ce que dit Blanchot[3] à propos de la solitude essentielle de l’écrivain : l’absence de temps, sans présence, sans présent. « Là où je suis seul, je ne suis pas là, il n’y a personne mais l’impersonnel est là : le dehors comme ce qui prévient, précède, dissout toute possibilité de rapport personnel ».  L’écriture serait alors liée au silence intérieur et tenterait de renouer avec la solitude originelle qui ne s’est pas inscrite en mots, là où le savoir inconscient n’a pas encore pris forme et s’appuierait sur des traces primitives de la langue maternelle qui ont fait écho dans notre corps.

 

Le sujet se constitue au lieu de l’Autre et il s’affirme dans une relation à l’Autre. Mais l’enfant rencontre un Autre qui ne répond pas toujours à sa demande et ses exigences pulsionnelles. Lacan nous en donne une lecture dans un rare témoignage où il parle de lui. « J’ai vu de mes yeux, dessillés par la divination maternelle, l’enfant traumatisé de ce que je parte en dépit de son appel précocement ébauché de la voix, et désormais plus renouvelé pour des mois entiers. Je l’ai vu bien longtemps après encore, quand je le prenais cet enfant dans les bras, je l’ai vu laisser aller sa tête sur mon épaule pour tomber dans le sommeil seul capable de lui rendre l’accès au signifiant vivant que j’étais depuis la date du trauma »[4].

L’échec de la voix à retenir l’Autre, dont parle Lacan, je ne l’entends pas seulement en fonction de l’absence de l’Autre (il désire ailleurs) mais aussi du fait de l’impossibilité, de structure, de l’Autre à répondre. Une mère suffisamment bonne (au sens de Winnicott) ni trop présente ni trop absente, qui investit son enfant et qui en tant que femme désire ailleurs n’empêchera pas l’enfant de rencontrer cette non réponse de l’Autre. L’Autre ne peut pas tout, bien heureusement. Face aux pleurs du nouveau né, les adultes sont désemparés : même s’ils entendent ces pleurs comme un appel, il n’y aura pas d’interprétation qui en viennent à bout.

La rencontre d’un Autre qui ne répond pas est traumatique. Pour que l’enfant n’en reste pas à l’oscillation entre l’extinction de l’appel et un sommeil réparateur, il lui faudra trouver un recours, inventer un montage. L’écart entre les exigences pulsionnelles de l’enfant et les réponses de l’Autre ne sera pas vécu de la même façon par chacun. La réponse que l’enfant fera sera singulière : il fait alors l’expérience de la solitude dans cette marge de liberté et d’interprétation face à ce qui advient.

Pour amadouer le réel, pour subjectiver ce qui risquait de l’objectiver, pour construire son rapport à l’Autre, l’enfant entame avec le jeu du Fort Da (observé par Freud), le travail psychique que suppose l’aliénation et la séparation. Il aura la charge de se construire subjectivement avec l’appui symbolique de l’Autre.

Ce travail psychique est un long processus dont les élaborations seront nécessaires à plusieurs reprises au cours des moments cruciaux de sa vie. La capacité d’être seul s’édifie selon des strates successives. Avec le jeu de la bobine, l’enfant met en acte l’absence de l’Autre et la scansion signifiante qui l’accompagne. Freud lie le fait de parler pour l’enfant au fait d’avoir eu affaire à l’absence de l’Autre, à la privation d’une présence, au fait que la mère s’en va et revient. Fort (loin) et Da (là) (en présence de l'adulte, Freud en l'occurrence). L'enfant trouve là un moyen de symboliser les allées et venues de l'Autre sous forme d'un jeu. Il y a l'absence, la mise en acte de cette dernière par le jeu de la bobine et la scansion signifiante qui l'accompagne. Jouer l’absence de l’Autre, signale en creux son propre manque. En jetant la bobine pardessus bord, c’est lui même qu’il fait disparaître. Il joue à la soustraction qui le constitue comme sujet. Le jeu peut aussi se comprendre comme une première mise en scène d'un fantasme : l'Autre veut il que je sois là ou pas là?

Aliénation subjectivante au sens où l’enfant se construit au champ de l'Autre : il doit passer par les mots de l’Autre (quand je dis les mots de l’Autre, ces mots sont aussi fonction de ce qui aura circulé d’une génération à l’autre et fonction des discours du tissu social de l’époque) où il doit en passer par la manière de parler de l’Autre, sa voix, le rythme de celle-ci qui engage le corps. Mais il lui faudra, quant à lui, incorporer d’abord quelque chose de l’Autre.

Séparation en ce que l’enfant fera sa cuisine : son babil sera choisi parmi les mots entendus, il pourra jouer avec les mots comme il jouait avec ses pieds, avec ses mains en rejetant certains mots, en réinventant d’autres. Ces mots, il aura sa manière singulière de les entendre, il les interprétera. Ce sera la source du tissu fantasmatique.

Aliénation et séparation se rejouent au moment du stade du miroir (élaboré par Lacan pendant plus de vingt ans). Aliénation au sens où c’est dans l’Autre que le sujet s’identifie. Ebauche de séparation quand l’enfant jubile de l’autonomie de sa forme et de la nouveauté de son expérience. Le regard, l’assentiment et les paroles de l’Autre érotisent l’image et la font tenir mais l’enfant choisira ou pas de se retourner vers l’adulte pour attraper son regard (il y a échange de regards). Dans ce retournement vers l’Autre, il y a une différenciation entre l’image dans le miroir et l’objet (le regard) qui fait défaut à l’image.

Dans ces différents temps d’articulation entre l’Autre et l’enfant, paroles et regards seront interprétés et feront l’étoffe du tissu fantasmatique.

Dès l'enfance se pose la question de la marge de liberté c'est à dire, la capacité d’interprétation et de réponse face à ce qui advient pour un parlêtre.

Ne nous mettons pas souvent à la place où nous imaginons que l’Autre nous attend?

 

Freud a abordé la question du fantasme à plusieurs moments de son œuvre et plus précisément avec la séquence « On bat un enfant »[5] que je ne développerai pas ici. Il souligne que le deuxième temps du fantasme « je suis battue par mon père » reste inconscient et est reconstitué au cours de la cure. Ce fantasme est structuré pour Freud sur le mode oedipien. Il le désigne comme un fantasme masochiste sans qu'il s'agisse de perversion. Lacan reprend ce fantasme en terme de logique[6] et de nouage du sujet avec l’objet a, cause du désir. Il s’agit pour lui du fantasme et non pas des fantaisies imaginaires. Il dit là, l’articulation inconsciente que fait le sujet avec l’objet a.

L'objet a, concept inventé par Lacan, est à entendre avant tout comme un objet coupure. Il est support du désir dans le fantasme : il n'est pas ce vers quoi le désir tend mais ce qui est à situer comme cause du désir ; il est ce à partir de quoi il peut y avoir de l'objet pour un sujet : aucun miroir ne l'attrape, aucun signifiant ne l'incarne.

 

Je me propose de déplier dans un premier temps un témoignage écrit qui évoque le montage singulier d’un fantasme et dans un deuxième temps, un fragment de cure où le fantasme s’est décliné différemment au cours de l’analyse.

Le roman de Dorothy Allison « Histoire de Bone »[7] est un roman sur la classe ouvrière parlant aussi des problèmes de violence et de sexualité. C’est le récit d’une fille de douze ans qui grandit en Caroline du sud dans les années cinquante. Allison raconte dans une interview qu’écrire son roman « Histoire de Bone » lui a permis d’écrire parallèlement un autre texte « Private rituals ». Ce dernier à la première personne et portant seulement sur les fantasmes et la sexualité de Bone, protagoniste du roman.

Allison rapporte dans la nouvelle le scénario que Bone, fouettée et violée par son beau-père, met en place : elle décrit avec minutie les objets dont elle se sert, elle utilise des bouts de ceinture usés de son beau-père que celui-ci avait utilisés pour la fouetter, des cordes à linge de sa mère et se masturbe en souvenir des corrections. Face à l’horreur de ce qu’elle vit, face à ce réel qui lui tombe dessus - la jouissance de l'Autre qui fait effraction pour elle - elle élabore des fantasmes, elle introduit le fait d'être regardée :

« J’imaginais que les gens regardaient que papa Glenn me battait, mais seulement quand ça ne se passait pas réellement. Quand il me battait, je hurlais, je donnais des coups de pieds et je pleurais comme la toute petite fille que j’étais. Mais quelques fois, quand j’étais seule et en sécurité, j’imaginais qu’il y avait des spectateurs. Il fallait que quelqu’un observe – une fille que j’admirais et qui connaissait à peine mon existence, une fille aperçue à l’église ou au bas de la rue, une de mes cousines, ou même quelqu’un que j’avais vu à la télévision. Parfois même, j’imaginais tout un groupe de gens qui se sentait obligé de me regarder. Ils ne pouvaient pas partir. Il fallait qu’ils regardent. En imagination, j’étais fière et provocante. Je fixais papa Glenn à mon tour, dents serrées, sans faire de bruits du tout, sans hurlement honteux, sans supplication. Les spectateurs m’admiraient et le détestaient. Je me représentais cette scène et je glissais mes mains entre mes jambes. C’était effroyable, mais c’était terriblement excitant. Ceux qui me regardaient m’aimaient. On aurait dit que j’étais battue pour eux. A leurs yeux, j’étais merveilleuse ».

Lynda Hart[8] a écrit un livre où elle questionne la rencontre de ce qu’elle appelle « la performance queer » avec le réel. Elle soutient que Dorothy Allison décrit dans son livre les fantasmes de Bone comme des techniques de survie. Ses fantasmes sont ils là pour essayer de décoller de l'événement du viol (qui redouble la rencontre du premier réel rencontré dans la vie) pour remettre en jeu de la subjectivation ? Bone a recours à la construction de la scène fantasmatique où l’imaginaire est introduit sous forme fictionnelle pour supporter l'effraction. Mais elle est hantée par la honte, dit-elle, honte qu'elle relie au fait d'être seule. Honte d’être confrontée seule à une jouissance inconnue ? Honte face a la jouissance de l'Autre qui la fait disparaitre comme sujet? La honte lui permettrait alors de ne pas disparaître comme sujet.

Cette honte vient-elle redoubler pulsionnellement la scène du viol pour servir sa jouissance masturbatoire? Quand elle s’aperçoit que sa jeune sœur se masturbe aussi, elle se sent soulagée.

Que retrouve t-elle alors dans le support de sa sœur ? Un point d'appui identificatoire ?

Dorothy Allison écrit, Elle est Bone et le témoin de Bone, dit Lynda Hart.

Elle a besoin d'un témoin en dehors d'elle même.

Nécessité de témoigner dans sa dimension publique, anonyme, d'écrire quelque chose qui sera porté par un public, pour que l'intime passe au public.

Nécessité de transmission qui permet le passage de l’imaginaire à l’inscription symbolique avec la publication du livre, avec la nomination dans la publication du livre. Ce roman sera lauréat d’un prix national et inscrit dans les programmes des professeurs d’université.

Ces tentatives successives d’écriture de Dorothy Allison : le livre écrit « Histoire de Bone » puis la nouvelle où elle parle à la première personne, ensuite, l’écriture de Lynda Hart sur ces deux écrits : Est-ce une façon d’écrire les traces laissées par le premier réel rencontré dans la vie redoublé par l’effraction du viol ? Ce qui s’écrit métaphorise ce qui a été vécu : ce qui a été vécu se métamorphose et lui permet de se désengluer de la jouissance et du fantasme qui l'enfermait dans une certaine solitude.

On peut repérer le nouage R.S.I. en train de se faire : comment le réel originaire et la scène du viol sont portés à la subjectivation par le fantasme et symbolisés par l'écriture et la nomination.

 

Je vais dans un deuxième temps évoquer un fragment de cure :

Alice était dans l'errance. Elle se voulait sans origine, sans lien, ne rien devoir à personne. Elle rencontre un analyste pour y trouver un point fixe "J'ai besoin d'un regard", disait elle. D'emblée, la question du regard était là.

Me trouvant fatiguée, ce jour là, elle me dit : « Je paye pour que la question de l'Autre ne me regarde pas mais si la question de l'Autre ne me regarde pas, je n'existe pas ».

Au détour de la cure, elle me fait part d'une scène remémorée ou construite où elle regarde sa soeur dans les bras de son père, le père ayant un regard admiratif sur sa soeur. Cette scène faisant apparaitre  en creux son manque, son désir.

Elle restera longtemps accrochée à cette soeur. Etait-elle accrochée à la lueur de désir dans le regard du père?

A la suite de grands moments d'angoisse, de désespoir, survient en séance ce à quoi on peut donner le statut d'acting out. Elle vient en séance, l'oeil au beurre noir. Elle s'était fait battre par un homme, se disant très contente car disait-elle "je cherche une confrontation, une limite où les choses aient un sens". Je lui ai nommé l'oeil où elle s'était fait battre, lui laissant entendre en creux les mains qui l'avaient battue. Elle associe alors sur ce qui avait représenté le manque dans le dire de ses parents : des mains. Sa mère disait : « Il manque des mains dans cette maison ».

Son père paralysé à la suite d'une maladie disait : « Ah, si j'avais mes mains! ».

Est ce que cette scène où elle s'est fait battre par les mains d'un homme n'était pas une tentative de les restituer au champ de l'Autre? Est ce que ce montage par lequel elle est passée : Se faire battre, était l'agencement qu'elle a trouvé pour se réveiller de la jouissance incestueuse où elle était enfermée? La barre qu'elle n'arrivait pas à mettre sur le regard intrusif de sa mère, de son père à qui elle avait choisi de tout montrer, sur son regard à elle, sur le mien----? Ce scénario pour essayer d'introduire de l'altérité.

Elle n'arrivait pas à en parler. Elle m'a apporté un livre où une femme était maîtresse de la jouissance sur une ile. Le livre venait alors à la place d'une parole dont elle pensait faire l'économie. Mais cela lui a ouvert la voie pour parler du regard pénétrant de sa mère qui était très intrusive, de son père à qui elle avait choisi de tout dire, de tout montrer. Ce père dont elle s'occupait avec sa mère et qui avait un corps offert à son regard. Elle prenait conscience d’être passée d’un corps objet pour sa mère à regarder le corps du père.

A l'occasion d'un voyage à l'étranger, confrontée à une langue inconnue, elle me parle à son retour d'un mieux être, d'une rémission d'un eczéma autour de l'oreille dont elle ne m'avait pas parlé jusqu'alors… Elle associe sur « le voyeurisme de l'oreille » évoquant les bruits du corps du père.

Il me semble qu'elle interrogeait aussi dans le transfert là où l'oreille de l'analyste la regardait. Cette nomination : "voyeurisme de l'oreille " lui a permis en partie de se dégager de la solitude où son fantasme l'avait enfermée dans une certaine fixation (être regardée, regarder).

Elle retrouvera des lettres que son père lui avait écrites quand elle était petite avant qu'il soit paralysé, matérialisant dit-elle une autre relation que j'ai pu avoir avec lui. Elle a été alors questionner son père qui lui a dit : « ta mère et moi, on s'est aimé, puis on vous a eus » : par ces paroles, j'ai entendu, dit-elle : « vas y, vis ta vie, nous on a la notre ». Cela, ajoute-elle, « Il avait dû déjà me le dire mais jusqu'alors je n'avais pas voulu l'entendre ». Ainsi Alice a pu passer d'un tout dire et tout montrer au père à entendre un dire du père qui se pose alors comme un homme désirant une femme.

En retrouvant dans la famille de son grand-père maternel que l'ébénisterie avait une place importante faisant lien entre les générations, elle s'est souvenue que sa mère, quand elle était jeune aimait peindre et dessiner, qu'elle n'y avait pas donné suite. Alice avait commencé des travaux de menuiserie au début de la cure, répondant à la demande, et s'écroulant quand elle arrêtait. Elle se lance là dans des objets de décoration de théâtre, élaborant au fur et à mesure, « acceptant maintenant, dit-elle, de faire des choses sans savoir comment je vais les faire et si je vais y arriver ».

Ce regard où elle était empêtrée au début, elle peut s'en dégager et le remettre en circulation en construisant des objets, des sculptures, qu'elle exposera par la suite.

Le signifiant main reste important pour elle mais la main se décroche du réel du corps du père, de la femme battue, de ce qui manque à la mère pour devenir le signifiant qui la porte à l'acte créatif.

 

Ce que je souligne et qui m'importe quand j'écoute, ce sont les montages conscients ou inconscients que chacun fait pour faire narration des lieux aveugles de sa vie intime, les stratégies auxquelles chacun a recours pour modifier son rapport au réel : cela peut revêtir un aspect de symptôme pour certains, de crise pour d'autres… J'entend les détails, morceaux d'histoire, éléments où se dessine le lien intime, la trouvaille, l'inventé au quotidien selon l'expression de Michel de Certeau. Dans son livre "L'invention du quotidien " [9], il s'interroge sur l'art ou la manière de faire des usagers, sur les stratégies qui sont articulées, sur les détails du quotidien, sur le minuscule espace de jeu que des tactiques subtiles insinuent. Les consommateurs, nous dit-il, produisent par leur pratique signifiante, quelque chose qui pourrait avoir la figure des "lignes d'erres" dessinées par les jeunes autistes de Deligny : Ce sont des lignes d'existence.

Leurs trajectoires forment des phrases imprévisibles, des traverses en partie illisibles.

Deligny avec ce qu'il nomme "les lignes d'erres", M. de Certeau avec son livre "L'inventé au quotidien " nous font cheminer avec ce que l'analysant "fragmente" à partir de son fantasme inconscient.

Le fantasme, construction du parlêtre pour faire face au non sens auquel il est confronté, met un voile pour une part sur ce réel. La fonction du fantasme est là pour fictionner son histoire et lui permettre de se tenir en relation avec les autres, certes dans le malentendu. Cela le met forcément dans une part de solitude, l'habillement de l'objet "a" effectué par le fantasme lui étant personnel. Le psychanalyste a affaire à ces constructions, ces bribes de savoirs que l'analysant s'est inventé. Pour que l'analysant puisse dérouler ses frayages, l'analyste doit être attentif à ce qui peut advenir, qu'il les entende comme des moments de franchissement, qu'il favorise le passage de l'énoncé à l'énonciation. Cela implique aussi d'en passer par des moments de silence, de solitude, pour l'analysant et pour l'analyste, ce dernier ayant un temps d'avance, l'ayant expérimenté dans son analyse.

 

 

 

Ce texte est venu décliner la solitude de plusieurs façons qui seront enchevrêtrées.

-       Celle de l’enfant confronté d’une part au réel et d’autre part à la non réponse de l’Autre à son appel.

-       Celle qui lui revient dans sa construction de son rapport à l’Autre.

-       Celle où le fantasme inconscient qu’il a mis en place pour border le vide et ouvrir un espace de pensée et d’être peut l’entraîner dans une lecture figée de la relation à l’Autre.

Au cours d’une vie alternent capacité d’être seul qui permet des franchissements et effroi face au vide rencontré.

 

 

 

Kathy SAADA



[1] Paul Valéry,  Variété III IV et V (1944), Paris, Gallimard, collection Folio Essais, 2002.

[2] Catherine Millot, Abîmes ordinaires, Edition NRF Gallimard, 2001.

[3] M. Blanchot, « L’espace littéraire », Gallimard, Collections Folio Essais, 1955.

[4] J. Lacan, Séminaire XI, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », Edition Seuil, 1973.

[5] Freud S., « Un enfant est battu », 1919, dans « Névrose, psychose et perversion », PUF, 1973.

[6] Lacan J., Séminaire XIV, « La logique du fantasme », Publication interne.

[7] Dorothy Allison, « Histoire de Bone », 1992, Edition 10/18 Poche 1999.

[8] Lynda hart, « La performance sadomasochiste, entre corps et chair », traduit par les Editions EPEL en 2003.

[9] Michel de Certeau, « L’invention du quotidien », Gallimard, Folio Essais 10/18, 1990.