Le miroir revisité

« Elle s’appelle Madame Hermet. Elle fut très belle, très coquette, très aimée et très heureuse de vivre. C’était une de ces femmes qui n’ont au monde que leur beauté et leur désir de plaire pour les soutenir, les gouverner ou les consoler dans l’existence. Le souci constant de sa fraîcheur, les soins de son visage, de ses mains, de ses dents, de toutes les parcelles de son corps qu’elle pouvait montrer prenaient toutes ses heures et toute son attention.


Elle devint veuve, avec un fils. L’enfant fut élevé comme le sont tous les enfants des femmes du monde très admirées. Elle l’aima pourtant. Il grandit et elle vieillit. Vit-elle venir la crise fatale, je n’en sais rien.


A-t-elle, comme tant d’autres, regardé chaque matin pendant des heures et des heures la peau si fine jadis, si transparente et si claire, qui maintenant se plisse un peu sous les yeux, se fripe de mille traits encore imperceptibles, mais qui se creuseront davantage jour par jour, mois par mois ?


A-t-elle vu s’agrandir aussi, sans cesse, d’une façon lente et sûre les longues rides du front, ces minces serpents que rien n’arrête ?

A-t-elle subi la torture, l’abominable torture du miroir, du petit miroir à poignée d’argent qu’on ne peut se décider à reposer sur la table, puis qu’on rejette avec rage et qu’on reprend aussitôt, pour revoir, de tout près, de plus près, l’odieux et tranquille ravage de la vieillesse qui s’approche ?


S’est-elle enfermée dix fois, vingt fois en un jour, quittant sans raison le salon où causent des amis, pour remonter dans sa chambre et, sous la protection des verrous et des serrures, regarder encore le travail de destruction de la chair mûre qui se fane, pour constater avec désespoir le progrès léger du mal que personne encore ne semble voir, mais qu’elle connaît bien, elle ?


Elle sait où sont ses attaques les plus graves, les plus profondes morsures de l’âge. Et le miroir, le petit miroir tout rond dans son cadre d’argent ciselé, lui dit d’abominables choses car il parle, il semble rire, il raille et lui annonce tout ce qui va venir, toutes les misères de son corps, et l’atroce supplice de sa pensée jusqu’au jour de sa mort, qui sera celui de sa délivrance. »


Le fils de Mme Hermet, âgé de quinze ans, tomba malade, atteint de la petite vérole. Elle s’alita comme si elle-même eût été malade et ne pût se résoudre à aller le voir malgré les injonctions du médecin et de l’abbé, malgré les demandes de son fils agonisant suppliant qu’on décide sa mère à lui dire adieu. « Non, disait-elle, je n’oserai jamais le voir, j’ai trop de honte, j’ai trop peur. (…) Son fils mourut. Le lendemain, elle était folle .» nous dit Maupassant.


Son délire consistait dans la certitude d’avoir un visage défiguré par des trous, trace de la vérole qu’elle aurait attrapée en soignant son fils : « C’est en soignant mon fils que j’ai gagné cette épouvantable maladie, Monsieur. Je l’ai sauvé mais je suis défigurée. Je lui ai donné ma beauté, à mon pauvre enfant. »


« Le médecin prit une chaise, s’assit près d’elle et d’une voix douce, consolante:

Voyons, montrez moi ça… Vous savez bien que je vous les enlève toutes les fois ces vilains trous et qu’on ne les aperçoit plus du tout quand je les ai soignés.

Le docteur avait tiré de sa poche un mince pinceau d’aquarelliste. Elle tendit sa joue et il commença à la toucher par coups légers comme s’il eut posé dessus de petits points de couleurs, puis, il s’écria :

Regardez, il n’y a plus rien, plus rien.

Elle prit la glace, se contempla longtemps, avec une attention profonde, une attention aiguë, avec un effort violent de tout son esprit, pour découvrir quelque chose, puis elle soupira :

Non, ça ne se voit plus beaucoup. Je vous remercie infiniment. »

 

 

Cette nouvelle de Maupassant[1] fait référence au miroir. Elle m’a invitée à m’appuyer sur le dispositif du stade du miroir, élaboré par Jacques Lacan[2] pendant vingt-cinq ans, pour formuler quelques hypothèses sur les modifications de l’image du corps à l’âge de la ménopause.


Lacan a mis en évidence le moment de la naissance du « moi » qui est constitué selon et par l’image. L’image spéculaire est le premier réceptacle de la libido narcissique et sera l’ombilic de tous les objets à venir dans la mesure où ne sera considéré comme objet que ce qui sera investi narcissiquement. L’enfant se reconnaît dans le miroir, moment d’assomption jubilatoire devant son image, signe d’une identification, à savoir la transformation produite chez le sujet quand il assume une image. L’identification est un processus inconscient.


La constitution et le maintien de cette image dépendent de l’appui symbolique que l’Autre lui apporte. Pour que l’image prenne fonction de repère pour l’enfant devant le miroir, il faut quelle soit un élément de la chaîne où s’articule le désir de l’adulte (nommé Autre par Lacan) présent à ses côtés.


L’enfant devant le miroir va se retourner vers l’adulte pour attraper son regard (il y a échange de regards) et entendre ses paroles, pour accrocher à cet Autre cette part de lui-même qui échappe au miroir.


Ce signe de l’assentiment de l’adulte, accompagné de paroles, lui permettra de ne pas être captif de cette image et d’avoir une mobilité au cours de sa vie, de pouvoir passer d’une image à l’autre, d’une identification à l’autre, sans que son être même de sujet soit menacé. Cet assentiment effectue un double travail : il authentifie l’image dans le miroir d’une part, il permet d’autre part que soit pris acte de ce qui échappe au miroir et qui est lié à un trait. L’enfant s’appuiera sur le trait unaire de l’idéal du moi, il choisira un point dans l’Autre, où il se voit étant vu par l’adulte comme aimable. Il se réglera sur ce que Lacan appelle « l’idéal du moi » pour se contempler dans une image satisfaisante. C’est le regard de l’Autre et les paroles de l’Autre qui font tenir l’image. C’est le point d’accrochage hors miroir, l’identification symbolique, qui offre la possibilité de réglage de l’identification imaginaire.

 

 

L’épreuve du miroir est reconvoquée pour chaque femme aux moments cruciaux de sa vie qui s’accompagnent de changements de son corps (puberté, grossesse, ménopause).


Ces événements nécessitent des remaniements subjectifs et une modification des identifications. Ils la requestionnent sur son être femme, réinterrogent les regards et les discours qui font tenir l’image et la sexualisent. Une femme n’est jamais sûre d’appartenir à un sexe ou un autre. Aucun trait ne peut l’assurer de son identité. L’image peut faire écran aux manques de mots identifiants pour elle : une femme reste plus ou moins captive du miroir. Cette image corporelle, construite à partir du regard et des paroles de l’Autre, a quelque chose d’essentiellement vacillant, fragile et dépendant.


Le temps de la ménopause est une épreuve difficile, car elle ravive la souffrance liée à la part insaisissable d’identité féminine toujours à l’œuvre pour chaque femme. Cette difficulté identificatoire ne peut plus alors être masquée par l’image idéale du corps et/ou par la maternité. La détresse de Madame Hermet devant son miroir m’a paru bien refléter l’angoisse et la peur qui entourent cette période de la vie d’une femme, l’épreuve fatale qui blesse chaque femme au plus intime. Hélène Deutsch[3] parlait d’humiliation narcissique difficile à dépasser.


Inquiétude de perdre sa beauté, de ne plus être perçue comme une femme. Peur de l’énigme que représente pour elle cette nouvelle étape, peur du vieillissement et de la mort qui se profile derrière lui. La vérole du fils de Madame Hermet la renvoie à la perte de sa beauté à elle et à l’idée de la mort à venir de ce fils, mort qui la séparerait de lui, à la question de sa propre mort à elle.


Ce passage de la nouvelle de Maupassant fait écho à ce temps du milieu de la vie d’une femme où l’éloignement physique des enfants devenus grands introduit une coupure. Chute, au moins de manière partielle, l’investissement qu’une mère avait du corps de l’enfant. Peut se produire un phénomène de dépression comme à chaque fois que se produit la disparition d’un objet d’investissement libidinal. Comme le dit très justement Madeleine Gueydan[4] : « Se séparer de son enfant, c’est aussi perdre la beauté de cet être jeune qui faisait partie de soi et la beauté est communicative ».


Or cet événement survient souvent au moment où une femme affronte la modification de son image corporelle. Au temps de la ménopause, le réel du corps d’une femme se modifie et prend alors trop de présence. Une femme a peur d’être ramenée à sa banalité anatomique, de perdre la grâce, de ne plus pouvoir jouer le semblant de la féminité, de ne plus pouvoir se prêter à être objet cause du désir d’un homme.


Les misères du corps, les faiblesses de la vie intime sont exposées publiquement. Sa peau si fine se plisse sous les yeux, ses rides se creusent davantage, sa taille s’épaissit. Des bouffées de chaleur entraînent insomnie et fatigue. Le rythme régulier des règles, ce sang rouge qui coule chaque mois, signe perceptible de la différence sexuelle et de la possible procréation, s’interrompt. Ce corps qui se modifie de façon inquiétante la déboussole, la rend un peu plus étrangère à elle-même.


Elle ne reconnaît plus son image : « Quand je me regarde dans le miroir, je vois ma mère » disait l’une d’elles. Le corps de la mère est évoqué, il rappelle l’obscénité de la part prise par une femme dans la jouissance incestueuse avec sa mère.


Les changements qu’une femme rencontre au niveau du réel de son corps ont un effet profond sur sa réalité psychique et sur l’image qu’elle a d’elle-même. Cette tristesse et ce vertige s’inscrivent dans tout le corps, le moindre trait du visage en reflète la tourmente. Est ravivé le doute sur sa propre séduction. L’image dans le miroir est organisée par le regard et les paroles de l’Autre.


Or à cette période de sa vie, une femme perd ou pense perdre les regards des hommes sur elle, comme s’exprimait l’une d’entre elles :« Je suis devenue transparente, je ne suis plus regardée comme objet sexuel ». Un jour, elle fut surprise de s’entendre dire : « Je ne regarde plus les regards qui sont sur moi », dévoilant alors sa participation subjective fantasmatique. Son narcissisme fragilisé a besoin du regard de désir d’un homme, d’une parole d’un homme qui l’aime.


Une femme est dépendante du choix d’homme qu’elle a fait. Le pacte qui l’unissait à cet homme va-t-il tenir ?


Son narcissisme à lui va-t-il s’accommoder de lire sur le visage ou sur le corps de sa compagne son propre vieillissement ?


A ce tournant de la vie, comme à d’autres, des couples se défont, d’autres se refont. Le médecin de Madame Hermet réinstalle l’expérience du miroir. Il la regarde, il lui parle avec une voix douce, consolante. A l’aide d’un pinceau d’aquarelliste, il la touche par coups légers, l’aidant à se reconstituer un narcissisme convenable.


Elle se voit à travers le regard du médecin et ses paroles bienveillantes. Mais ce regard, ces paroles, ce pinceau, ne pourront permettre une unité, une singularité en dehors de l’image, malgré la mobilité de l’image, que si le sujet peut s’appuyer sur l’articulation symbolique. Je fais l’hypothèse que Madame Hermet ne dispose pas alors de l’articulation symbolique nécessaire. L’opération du médecin peintre a besoin de se répéter sans cesse pour elle.


Une femme a aussi affaire à des discours de la société où la jeunesse est reine, où la vieillesse est refoulée. La ménopause est associée à la vieillesse, la promesse annoncée est la mort. Sont agités une image de masculinité, le spectre de la sorcière.


Françoise Héritier[5], anthropologue, nous dit que dans les sociétés primitives ou traditionnelles, les femmes ménopausées sont vécues soit comme dangereuses (sorcières), surtout si elles continuent à avoir fréquemment des rapports sexuels, soit comme accédant à un statut de quasi-masculinité et de respect.


Ces figures sont toujours présentes à l’heure actuelle dans les représentations qui circulent, même si les discours sont en train de changer et que les femmes y contribuent.


Il n’y a pas de représentation sociale de la femme de cinquante ans valorisée en tant que femme. Ayant du mal à retrouver un idéal, elle peut avoir alors le sentiment que l’idéal ne l’aime pas, qu’elle n’est pas acceptée par lui.


Simone de Beauvoir[6] écrit : « L’âge dangereux est caractérisé par certains troubles organiques mais ce qui leur donne leur importance, c’est la valeur symbolique qu’ils revêtent. C’est moins du corps lui-même que proviennent les malaises de la femme que de la conscience angoissée qu’elle en prend ».

John Cassavetes dans le film « Opening night » faisait dire à l’amant de l’actrice vieillissante : « Tu es toujours aussi belle, tu es toujours une aussi bonne actrice mais tu as perdu ton humour ».

 

 

Chaque femme aborde ce temps de la ménopause, ce passage, en fonction de sa structure subjective, selon la manière singulière dont elle a négocié le manque tout au long de sa vie, et en fonction de sa capacité à interroger les impératifs sociaux surmoïques. Des moments cruciaux ont nécessité qu’elle se déplace, qu’elle soit confrontée au vide, à une certaine solitude.


Petite fille, l’envie du pénis l’a-t-elle engagée dans l’Œdipe ?


A-t-elle reconnu la castration de sa mère et la sienne ? A-t-elle alors changé d’objet d’amour en s’adressant à un père pour en recevoir l’amour et en espérer un enfant ?


A-t-elle rencontré, derrière la figure du maternel, la femme tournée ailleurs que vers l’enfant ?


A l’adolescence, avec le resurgissement du sexuel dans son corps, a-t-elle pu accepter de renoncer à l’idéalité dont elle faisait l’objet pour attendre d’un autre, amour et jouissance sexuelle, de donner satisfaction à des exigences dont elle n’a pas la maîtrise ?


Pouvoir se prêter, sans s’y identifier, à être objet cause du désir d’un homme, et être par ailleurs un sujet désirant (elle est divisée), lui demande une certaine flexibilité, un certain déplacement.


Au moment d’accoucher, a-t-elle pu lâcher prise, renoncer au moins en partie à l’illusion que l’enfant vienne combler un très ancien désir, vienne saturer son manque ?


N’a-t-elle pas limité son destin de femme à sa fonction maternelle ?


A-t-elle su préserver au fur et à mesure que l’enfant grandissait, des investissements sociaux, professionnels et artistiques ?


Comment a-t-elle trouvé à s’appuyer sur le langage, le symbolique, la trouvaille ?

 

 

La ménopause s’inscrit dans ce trajet là. Il est un moment de vérité. Une femme utilisera un savoir-faire issu de ces différentes épreuves. Ce temps sera plus difficile si elle s’est surtout appuyée, pour se soutenir dans la vie, sur sa beauté et/ou sur sa maternité.


L’investissement de l’image est fonction de l’histoire familiale où plusieurs générations de femmes sont en jeu (grand-mère, mère, fille) et de l’histoire singulière de chaque femme : s’est-elle rivée à son image, s’en est-elle servi comme rempart, comme « barrage contre le pacifique » de l’engloutissement maternel ?


A-t-elle représenté trop vite la féminité idéalisée de la mère et/ou du père ?


La perte de l’image idéale qui satisfaisait à la demande de l’Autre risquait d’entraîner la perte de l’amour. Elle a pu ne pas vouloir y renoncer.


Après un temps inévitable de perte de repères, de vacillement, qu’elle a à traverser et à ne pas esquiver, une femme pourra trouver dans cette nouvelle étape de sa vie l’occasion de se déprendre un peu plus de la capture imaginaire. En fonction des signifiants de son histoire, elle pourra acquérir une plus grande liberté, à condition, bien sûr, d’accepter qu’un certain vieillissement ne l’empêche pas de séduire. A charge pour elle de savoir vivre avec sa nouvelle image et de continuer avec habileté à jouer du voile...


Je terminerai par un dialogue entre Socrate et Parrhasios (Xenophon) exprimant l’idéal de la peinture ancienne, cité par Pascal Quignard[7] : « Trois étapes jalonnent la montée du visible vers l’invisible. D’abord, la peinture représente ce qu’on voit, ensuite la peinture représente la beauté, enfin la peinture représente l’expression normale de l’âme, la disposition psychique à l’instant crucial. »


Pourrait-on y lire une illustration des chemins du féminin ?

 

 

Kathy Saada

Publication dans « La ménopause » - Regards croisés entre gynécologues et psychanalystes – sous la direction de Pascale Bélot – Fourcade et Diane Winaver, ED. Erès, 2004.

 

Kathy Saada



[1] Guy de Maupassant, Contes et nouvelles, 1884-1890, Robert Laffont, Paris, 1996.

[2] Jacques Lacan, « Le stade du miroir », Les écrits, Seuil, Paris, 1966.

[3] Hélène Deutsch, La psychologie des femmes, T.II, PUF, Paris, 1949.

[4] M. Gueydan, Femmes en ménopauses, Toulouse, Editions Erès, 1991.

[5] Françoise Héritier, « La femme de l’âge mûr dans les sociétés traditionnelles », in Journées de techniques avancées en gynécologie, obstétrique et périnatalogie. Ménopause, sida, grossesse et société, Arnette, Paris,. 1990.

[6] Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Gallimard, Paris, 1976.

[7] Pascal Quignard, Le Sexe et l’effroi, Gallimard, Paris, 1997.