INTERROGER LE LIEN, APPELER UN DIRE

 

_ Quels étaient les mots que ta grand mère hurlait ?

_ Je ne sais pas, je l’entends encore-----il hurle un mot en yiddish

_ Pourquoi ne lui as tu pas demandé ce que ces mots signifiaient ?

_ J’avais peur. Je savais qu’il ne fallait pas demander. Si elle avait voulu me dire quoique ce soit, elle l’aurait fait

_ Peut- être désirait elle que tu demandes ? Peut être avait elle besoin que tu demandes pour qu’elle puisse te le dire. Peut- être criait elle en yiddish : demandes moi ce que je crie.

 

A l’instar de ce dialogue extrait du livre de JONATHAN SAFRAN FOER : 


« tout est illuminé»1 je vais essayer d’aborder les difficultés que nous avons à interroger la/les générations  précédentes .Silence respectueux, position de protection de l’autre là ou nous pressentons des zones de danger :

« Ne me secouez pas, je suis plein de pleurs » disait HENRI CALET dans « Peau d’ours »2.Peur de s’approcher des zones de mort quand la mort réelle a été côtoyée, risquée a chaque instant.  


JOSEPH BIALOT dans son livre « C’est en hiver que les jours rallongent »3 raconte qu’un soir il voit sur l’écran de télévision le camp d’Auschwitz .Un détail l’intrigue, les  arbres : ils n’existaient pas à Auschwitz – éclair –  il y avait des arbres au camp, ils venaient d’être plantés. Il téléphone alors à une amie qui a été déportée  comme lui pour lui en parler. Sa réponse arrive d’un jet « que veux tu, les arbres ont poussé après notre mort »


Le livre de J.S FOER retrace le trajet d’un jeune américain à la recherche d’une femme « Augustine »qui aurait sauvé  son grand père des nazis pendant la guerre dans un village d’Ukraine. Il fait appel à une agence ukrainienne pour l’aider.


Celui qui dirige cette agence, décrit comme un homme violent et alcoolique, envoie son vieux père qui se dit aveugle et son jeune fils comme chauffeur et guide.Tout au long de ce livre, on entend l’importance de faire vivre la mémoire, la vie de ce village Trachimbrod depuis plusieurs générations: réflexions sur les histoires d’amour, les liens familiaux, les secrets de famille, les objets perdus, les boites gardées, les photos préservées.


Ce récit est entrecoupé du périple de ces trois personnages à la recherche de ce village ou résiderait cette femme « Augustine »et du dialogue épistolaire de ces deux jeunes gens en quête de leurs origines. D’un lieu différent, avec des lumières différentes qui s’éclairent l’une l’autre, le jeune américain et le jeune ukrainien s’aident à poser des questions là ou ils obéissent à ce qu’ils pensent être un impératif de se taire.


Comme le dialogue du début le laisse entendre, la question aurait peut être aidé l’autre  à dire, à faire passer à la mémoire ce réel qui lui est tombé dessus, à faire rentrer dans le discours l’impensable de l’expérience de détresse.


Le grand père ukrainien ,qui se disait aveugle et que son petit fils trouvait mélancolique finira par dire, qu’originaire d’un village proche de Trachinbrod , il avait été amené a dénoncer son meilleur ami juif pour sauver sa vie, celle de sa femme et de son fils.


S’approcher de la cruauté de l’homme, de sa lâcheté, de sa honte est un risque : les valeurs que chacun a construit au cours de son existence peuvent s’effondrer. Sans dédouaner l’autre de sa barbarie, celle ci interroge la nôtre.


Il est difficile de trancher entre le silence de celui qui ne peut pas dire et de celui qui ne veut pas savoir. L’inconscient est en jeu des deux cotes. Il y a un indécidable : c’est peut-  une question de moment.

Janine Altounian, évoquant le  génocide Arménien, écrit  qu’il faut avoir pu reconstruire suffisamment de vivant pour s’approcher du trauma, générateur d’effroi ,qui touche à la vie.


La réponse et les effets ne sont pas les mêmes pour tous les sujets. Certaines personnes ont pu le faire lors d’un évènement extérieur : plaque commémorative par exemple, ou la réalité s’inscrivait alors dans une histoire collective et pouvait être  partagée .Pour parler, il faut trouver un point d’accueil  pour sa parole. Parfois un événement extérieur fait point d’appel et permet de sortir du désert.

 

Dans un registre diffèrent de l’horreur de la Shoah ou des drames des  guerres, nous entendons souvent sur nos divans la difficulté à interroger la /les générations précédentes.


Poser des questions entraine un déplacement, effectue une coupure, nécessite un franchissement subjectif.

En voici une résonance à travers cette histoire :

Un jour, une jeune femme prépare une poitrine de bœuf pour le diner. Elle en coupe les extrémités avant de la placer dans un plat à rôtir. Sa fille qui la regarde avec intérêt, lui en demande la raison. Sa mère  réfléchit   puis répond : « je ne sais pas trop. J’ai toujours vu ma mère faire de cette  façon. Appelons grand-mère et demandons-lui ».


Elle téléphone à sa mère et lui demande pourquoi elle agit ainsi. La vieille femme répond : « je ne sais pas pourquoi tu le fais, si moi je le faisais c’est parce que je n’ai jamais eu de plat assez grand. »


La  petite fille pose une question. Elle est divisée. Du fait de sa question elle se déplace là ou sa mère était prise dans des identifications moïques. Elle interroge le lien : par sa question elle effectue une coupure. Elle ne se sentira pas obligée de couper les extrémités de la poitrine de bœuf. Elle appelle un dire.


La grand-mère répond : Voilà comment je me suis débrouillée avec les évènements historiques, politiques, familiaux, évènementiels qui m’entouraient.


« Je ne sais pas pourquoi tu le fais ». Le dire de la grand-mère n’est pas celui d’un sujet sachant. Il ne s’agit pas d’un savoir faire prêt-à-porter. C’est un dire qui laisse entendre qu’il y a plusieurs lectures possibles, qu’on peut s’inscrire dans les traditions mais en changer les modalités, un dire qui indique qu’il y a un chemin possible sans dire lequel La grand mère dit qu’il y a un maniement du langage qui se bricole en organisant les différents éléments en jeu, qu’elle- même s’y est confrontée, qu’il y a plusieurs façons de faire. A la petite fille d’y aller.


Poser des questions amène à inventer son chemin, à poser des actes difficiles parfois.

Ainsi ce jeune homme en analyse qui au bout de quelques années a pu trouver des éléments de réponse a propos de son grand père au sujet duquel un pesait un secret.


Il a pu alors se défaire d’une promesse qu’il avait faite à son père sur son lit de mort : rester comme lui en indivision avec ses frères et sœurs (du père) à propos d’une maison qui appartenait aux parents du père et que ce dernier n’avait jamais pu quitter.


Il s’est distancié alors de la langue familiale incestueuse ou il s’était laissé enfermer par son père. Il n’est pas facile de s’émanciper d’un interdit de savoir qui faisait lien familial.

 

Que cherche- t –on à savoir ? A historiser les faits, à entendre la fiction des générations précédentes pour pouvoir inventer la notre ? Il n’y a pas de clef à trouver. Il y a un irréductible de l’inconscient comme limite au savoir, le langage constituant lui même une limite : il y a un impossible à dire.


Il y a également un savoir insu de la langue4 qui excède toute possibilité d’articulation formelle.

Bribes de savoir, trébuchement de mots, rêves et lapsus, délires feront entendre au cours d’une cure les traces que les évènements ont laisse dans la langue.


A l’analyste de les entendre et de les faire entendre à l’analysant

Le moment de dire ou d’interroger est pris dans un indécidable mais qui est toujours là rodant dans l’entre deux, cherchant l’occasion de part et d’autre de venir au jour.


A nous d’être attentif à ce moment.

 

KATHY SAADA

 

1.     Calet henri « Peau d’ours »Imaginaire Gallimard

2.     Bialot joseph « C’est en hiver que les jours rallongent »Seuil

3.     Jonathan Safran Foer « Tout est illuminé »Points

J.Lacan « Conference de Geneve sur le symptome » (bloc-notes de la psychanalyse numero 5)