L'Auto immunité

Confrontée à des patients dont les pathologies ont récemment été attribuées à un dérèglement de leur système immunitaire, j’ai choisi d’interroger comment cette notion d’auto-immunité a été déployée dans les différents champs de l’immunologie, de la philosophie et de la psychanalyse.

 

Immunité vient du mot latin immunitas qui signifie être exempté ou être indemne. Sa première acception est celle de privilège. Il s’agit du droit à bénéficier d’une dérogation à la loi commune.


Cette notion s’applique à des individus, au statut d’institutions notamment religieuses, au champ politique (l’immunité parlementaire), à la territorialité souveraine des états.


A la fin du 18e siècle, avec les bouleversements advenus à partir de l’émergence du sujet dans le discours de la science et de la dispute philosophique du 18ème siècle qui mettent l’homme et son habeas corpus au centre de la pensée, l’usage de la notion d’immunité va s’étendre avec HOBBES à la propriété privée, au statut de propriétaire, et de là au corps physique comme propriété à défendre. 


Précédant l’invention de l’immunologie, la biologie avec Claude BERNARD (1813—1878) définit l’organisme comme une entité autonome qui repose sur la stabilité de l’environnement interne introduisant là une démarcation intérieur/extérieur. Et c’est sur cette base théorique de l’autonomie de l’organisme qu’ont été bâties les premières notions de l’immunité, intimement liées à l’élucidation de l’étiologie bactérienne des maladies infectieuses.


L’immunologie a commencé en tant que science clinique à partir de la connaissance du rôle du système immunitaire comme défenseur de l’organisme contre une agression bactérienne, virale ou parasitaire.


Lors de la 2e guerre mondiale, l’immunologie est confrontée à une question technique et éthique. Les transplantations d’organes prennent le devant de la scène et la question de la tolérance d’un corps étranger devient centrale.


C’est à ce moment là que BURNET introduit le terme « self », le soi, mettant cette métaphore au centre lexical de l’immunologie. C’est sur cette métaphore qu’il construit sa théorie de l’auto tolérance immunologique c’est à dire une théorie qui expliquerait pourquoi le système immunitaire ne s’attaque pas à son hôte.


La première période du développement de l’immunologie semble bien s’être imprégnée de la logique guerriere.

Elle était représentée comme dévolue à la défense de l’organisme contre une agression extérieure.


La perspective était la stabilité interne et la discrimination entre ce qui est de l’ordre de soi et de ce qui est de l’ordre du non soi, base d’une conception du corps comme soi objectif, comme forteresse à défendre. Selon cette approche, l’antigène s’introduit dans le système et la réponse appropriée consiste en la production d’anticorps conduisant à l’élimination de l’antigène.


L’organisme est alors pensé comme fermé et comme devant préserver son intégrité contre toute pénétration étrangère.

Cette approche, qui est toujours présente, a été ébranlée par de récentes données expérimentales. Ces recherches ont montré qu’il était faux que l’organisme ne réagisse pas à ses propres constituants.


Il est établi aujourd’hui que les anticorps circulent librement au sein de l’organisme. Ils se lient à beaucoup de molécules internes sans forcément les détruire et ils peuvent aussi bien entrer en contact avec les molécules constitutives des tissus propres de l’organisme « le soi » et pas seulement avec les antigènes en provenance de l’extérieur le  « non soi ».


D’après ces nouvelles perspectives, l’auto immunité participe au processus de la régénération cellulaire, la réparation des tissus, la destruction et l’enlèvement des cellules mortes anormales ou non fonctionnelles. Les cellules immunitaires éliminent les éléments pathogènes (en s’attaquant par exemple aux cellules cancéreuses) mais aussi les cellules mourantes.


Il s’en déduit que l’auto immunité est une constante. Le système immunitaire est alors conçu comme un système en réseau, en mouvement perpétuel. Il fonctionne selon une dynamique. Il ne s’agit plus d’un lien bipolaire antigène/anticorps, intérieur/extérieur.


Les effets de l’intrusion d’un antigène varieront en fonction de l’ensemble du contexte du réseau. L’hypothèse, qui reposait sur le fait que toute entité étrangère qui pénètre dans un organisme déclenche une réponse immunitaire de rejet et qu’aucune entité dont l’origine se trouve dans l’organisme ne déclenche de réponse immunitaire de rejet, ne tient plus. En effet, l’antigène qui peut perturber le réseau immunitaire est déjà à l’intérieur. Il peut être jugulé par plusieurs systèmes de contrôle.


Le soi immunologique n’est jamais fixé : il est en altération constante. Il y a donc une précarité car les différentes cellules sont en interaction aléatoire.

Le destin de chacune de nos cellules dépend en permanence de la qualité des liens provisoires qu’elle est capable de tisser avec son environnement.


Notre système immunitaire serait une armée en alerte qui nous défend et nous protège contre les innombrables microbes, bactéries, virus et parasites qui nous entourent. Composé de dizaines de milliards de cellules appartenant à plus d’une dizaine de familles cellulaires différentes voyageant à travers notre corps, pénétrant nos tissus et nos organes, parcourant nos vaisseaux sanguins et lymphatiques.


Notre système immunitaire est décrit par certains immunologues en particulier par J.C AMEISEIN (« L’apoptose ou la sculpture du vivant ») comme un phénomène d’apprentissage, de reconnaissance et de mémoire. La survie de l’enfant puis de l’adulte, dépendra de la capacité de chaque lymphocyte à faire la différence entre les protéines fabriquées par le corps qui ne transforment pas les cellules du système immunitaire et les protéines qui appartiennent à des microbes et qui doivent déclencher le combat.


La situation devient pathologique quand il y a une rupture du fonctionnement des mécanismes de contrôle du système immunitaire. Il y aurait des mécanismes de rupture pouvant être à l’origine du développement d’une maladie auto immune.


Par exemple :une réponse immunitaire à un antigène peut survenir si l’antigène se trouve modifié ou présenté au système immunitaire selon des modalités différentes de celles qui conduisent à la tolérance, qu’il soit endogène ou exogène, ou bien si l’antigène est en trop grande quantité.


Il peut y avoir un déséquilibre des mécanismes cellulaires ou humoraux qui contrôlent les lymphocytes et les anticorps auto réactifs. Des facteurs génétiques hormonaux jouent par ailleurs un rôle important dans la susceptibilité aux maladies auto-immunes.


Il n’est pas étonnant qu’il n’y ait pas parmi les chercheurs de définition des maladies auto-immunes qui recueille l’unanimité. Ce système sophistiqué forgé par ces interactions entre l’intérieur et l’extérieur du corps humain produit ses défaillances et ses propres errements.


Ce point de non savoir, auquel se heurtent les chercheurs, a amené certains d’entre eux à proposer une interprétation intentionnaliste du fonctionnement du système immunitaire et d’autres, en dernier ressort, à faire du stress la cause de son dérèglement et à vouloir mesurer ce stress !!!


Si le vocabulaire de l’immunologie doit beaucoup au langage militaire, plus récemment, avec les notions de soi et de non soi, il ne peut que convoquer celui de la psychanalyse.


La notion de frontière telle que la pense l’écrivain Edouard GLISSANT est problématique car elle définit ce qui est le même et ce qui est l’autre. Selon lui, les autres langues existent et elles nous influencent même sans que nous le sachions.


On peut considérer, ajoute t-il, qu’après tous les mouvements d’avancée de la pensée, vient le moment où la frontière n’a plus d’étanchéité et n’a même plus de raison d’être : elle est devenue une série de passages, une série d’entre-deux, qui sont franchissables. Alors, la notion même d’identité se trouve pensée non plus à racine unique mais plurielle.


N’est ce pas ce que tentent de faire les jeunes de banlieue qui invente une langue faite d’arabe, de verlan et vieux français, qui cherchent des formes de détour permettant une nouvelle façon de représenter leur filiation, leurs corps, leur voix, leur présence. A travers les «  percings et les tags », le RAP et le HIP HOP ces jeunes n’essayent-ils pas de nouer la jouissance du corps et celle du langage, un renouvellement de la parole et de la sensibilité qui fait bouger le système de représentation.


Peut-on évoquer avec lui la notion d’identité « rhizome » ou de l’identité « relation » qui correspond à la situation réelle des cultures composites : la relation étant ce qui tient lieu de pont, de passage, de gué entre les différents du monde ?


Deleuze et Guattari dans « Mille Plateaux », nous disent « le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple. Il n’est pas l’Un qui devient deux, ni même qui deviendrait directement trois, quatre ou cinq, etc. Il n’est pas un multiple qui dérive de l’Un, ni auquel l’Un s’ajouterait (n+1).


Il n’est pas fait d’unités, mais de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes. Il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde. Il constitue des multiplicités linéaires à n dimensions, sans sujet ni objet, étalables sur un plan de consistance, et dont l’Un est toujours soustrait (n – 1).


Une telle multiplicité ne varie pas ses dimensions sans changer de nature en elle-même et se métamorphoser. A l’opposé d’une structure qui se définit par un ensemble de points et de positions, de rapports binaires entre ces points et de relations biunivoques entre ces positions, le rhizome n’est fait que de lignes : lignes de segmentarité, de stratification, comme dimensions, mais aussi ligne de fuite ou de déterritorialisation comme dimension maximale d’après laquelle, en la suivant, la multiplicité se métamorphose en changeant de nature ».

 

La philosophie contemporaine interroge à son tour cette question de l’auto-immunité. Derrida reprend dans un dialogue avec Giovanna Bonadoni (« Le concept du 11 septembre ») cette métaphore d’une auto immunité constitutive, à propos de la démocratie.


Le terrorisme installe ou rappelle une menace intérieure : l’ennemi est toujours logé à l’intérieur du système qu’il viole et terrorise. Les tensions destructrices, les maux de la modernisation, parmi lesquels l’intégrisme et le terrorisme peuvent être détectés et nommés mais pas contrôlés et vaincus.


La réaction de défense provoquée au sein des modes de vie traditionnels est aux yeux de Derrida le produit même de la modernité. Pour lui, le terrorisme constitue le symptôme d’une maladie auto immune qui menace la vie de la démocratie participative, le système législatif qui la garantit ainsi qu’une véritable séparation des domaines religieux et laïc. Tout au long de la guerre froide, les démocraties libérales occidentales auraient armé et entraîné leurs futurs ennemis suivant une démarche quasi suicidaire.

La menace provient alors de forces imprévisibles, anonymes et non pas d’un Etat.


Les responsabilités sont changeantes. Qui est responsable de quoi, à quel stade de la planification, devant quelle instance judiciaire ?

L’intérêt que Derrida porte à la question de l’auto immunité est né de l’analyse du concept de religion qui structure sa conception du fondamentalisme religieux et du rôle que celui-ci joue dans le terrorisme mondial.


Les Etats-Unis ont été visés sur leur propre sol pour la première fois depuis près de deux siècles : l’ordre mondial s’est senti visé à travers cet évènement. Il y a eut là une attaque de la plus grande puissance technoscientifique, capitalistique et militaire, jouant le rôle de garant de l’ordre mondial.


Ce qu’il y a de terrible dit Derrida c’est qu’on ne sait pas ce que c’est : on ne sait ni identifier ni même nommer. Et le pire terrorisme, même quand il semble externe et international, c’est celui qui installe ou rappelle une menace intérieure « at home ».


Immigrés, formés, préparés à leur action aux Etats-Unis, par les Etats-Unis, ces « hijackers » incorporent si on peut dire deux suicides en un : le leur, et celui de ceux qui les ont accueillis, armés, entraînés.


Sont touchés deux lieux symboliquement et effectivement essentiels du corpus américain : le lieu économique ou la tête du capital mondial (le World trade center) et le lieu stratégique, militaire et administratif de la capitale américaine, la tête de la représentation politique américaine le Pentagone, non loin du Capitole, siège du Congrès.


Derrida insiste sur le fait que la blessure reste ouverte par la terreur devant l’avenir et pas seulement devant le passé. Le mal, le traumatisme vient de la possibilité à venir du pire : de la menace indéterminée d’un avenir plus dangereux à cause de l’invisibilité anonyme de l’ennemi, à cause de l’origine indéterminée de la terreur. Aucune géographie, aucune assignation territoriale n’est donc plus pertinente pour localiser l’assise de ces nouvelles technologies de transmission ou d’agression.


On a peut-être tort nous dit-il de supposer que tout terrorisme est volontaire, conscient, organisé, délibéré, intentionnellement calculé. Il y a des situations historiques ou politiques dans lesquelles la terreur opère comme d’elle-même, en raison des rapports de force parmi les ensembles auxquels nous serions tentés d’attribuer la responsabilité de ce terrorisme. Chacun de ces ensembles est à la fois hétérogène, travaillé par des tensions, des conflits, des contradictions essentielles, par des processus auto immunitaires.


Récemment, Jean-Luc Nancy (« La communauté affrontée ») poursuit la pensée de Derrida et de Baudriard où la question de la communauté pourrait métaphoriser l’idée de la cassure auto-immune en nous disant que lorsque le monde finit de devenir mondial, lorsque l’homme finit de devenir humain, lorsque la communauté se met à bégayer une étrange unicité, alors la communauté comprend qu’elle affronte en elle une brisure. Cette brisure est sa maladie interne qui vient à travailler contre elle, contre l’idée de communauté.

 

La psychanalyse ne peut que rencontrer sur son chemin et dans son champ pratique la question de l’auto-immunité. Pour elle, la notion de structure déplace la question de la frontière car dans la structure il y a un agencement d’éléments selon des configurations et des relations qui varient.


Celles-ci ne se réfèrent pas à une norme mais aux paramètres du désir et de la demande ; les modalités d’intervention de l’analyste variant selon les nouages du réel, du symbolique et de l’imaginaire. L’analyste fait partie de l’inconscient car il en constitue l’adresse. Le percipiens n’est pas extérieur au perceptum mais il y est inclus. La topologie permet l’accès à ce mode de clivage qui ne serait pas frontière.


La question du corps est au centre de la pratique de la psychanalyse. Celle-ci se fonde sur le fait que la parole et le langage sont des éléments constitutifs de l’être humain : c’est dans la rencontre des mots avec le corps, rencontre entre le verbe et la jouissance, que quelque chose se dessine.


Le lien avec les mots de la mère se noue aux signes d’amour de celle-ci, à son sourire, ses caresses, son regard, son odeur, le contact de sa peau, au rythme de sa voix, à son désir de communiquer avec l’enfant. La relation de la mère au corps de l’enfant comporte d’emblée une part de plaisir érotisé qui constitue le soubassement de l’ancrage somatique de l’amour qu’elle porte au corps singulier de son enfant.


Ce qui peut être compris dans la « lalangue », telle que l’articule Lacan, la mélodie des sons, la langue entendue parallèlement aux premiers soins du corps hors sens, nous a affectés. Nous en portons l’empreinte. Ces traces feront retour de façon imprévisible en fonction des aléas de l’existence.


Freud a parlé d’inquiétante étrangeté, une perception qui n’accède pas à la représentation, ce moment où la consistance imaginaire défaille et où un appel au symbolique ne peut pas être effectué.


Si les mots de la mère sont en harmonique de son désir, ils pourront être entendus, certains rejetés, d’autres réinventés car l’enfant n’est pas sans agir sur ce dont il dépend. C’est de la façon singulière dont ces mots seront entendus que chacun y répondra.


Il arrive que le bain de langage n’a été que voix indifférente, mots déshabités, que l’hypothèse de sujet ne soit pas portée par la mère, qu’elle ne s’adresse pas à l’enfant. Il peut y avoir alors rejet des mots « façon de maladie immunitaire », nous dit Serge Leclaire « ou mieux encore auto-immune en ce que ce sont devenus antigènes, mots, parole et langage. Ces semblants de mots peuvent être réduits à l’étrange pureté de corps étrangers se trouvant en condition de constituer des antigènes majeurs et d’engendrer la production d’anticorps tueurs de la force vive des mots ».


Le corps humain se construit et se modifie au rythme de son rapport à la demande de l’Autre. Et si l’on suivait Lacan dans le Sinthome, « les pulsions, c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire. Mais que ce dire, pour qu’il résonne, pour qu’il consonne, il faut que le corps y soit sensible ».


C’est dans le corps à corps mère – enfant médié par le langage que plaisir et douleur prennent sens. C’est dans la rencontre entre les chatouillements internes de l’enfant et les manipulations plus ou moins abusives de l’adulte que se produisent les vicissitudes de la sexualité de tout un chacun. Chacun de nous a son type de pulsation, de rythmicité. Les soins apportés à l’enfant sont un plaisir jusqu’à ce qu’ils deviennent déplaisir.


Que se passe t-il quand l’excès pulsionnel déborde l’enfant ? Il peut se faire que l’enfant se sente instrumentalisé, qu’il y ait eu un forçage du corps, comme si certains organes étaient séquestrés.


Le corps garde des traces de ces expériences traumatiques. Elles feront retour. Souvent, les analysants ont à un moment ou à un autre des symptômes dits « psychosomatiques ». Quelque chose a été mobilisée qui reste énigmatique. Il s’agit souvent de manifestations qui se produisent au niveau des zones orificielles du corps.


La clinique révèle qu’elles apparaissent souvent dans des circonstances où l’appel au symbolique est en rade (deuil, séparation, engagement dans la vie affective ou professionnelle).


Lacan a parlé de gélification localisée de la chaîne signifiante qui rendrait compte de ces traumatismes. Plus tard, dans sa conférence sur le symptôme en 1975 à Genève il dira : « Tout se passe comme si quelque chose était écrit dans le corps, quelque chose qui est comme une énigme, indéchiffrable, des hiéroglyphes ».

 

Un détour par l’humour talmudique nous permet d’introduire face la question de l’immunité, l’allégorie de la cheminée.


« Après avoir soutenu sa thèse de doctorat en logique socratique, un docteur en philosophie se présente un jour au rabbin pour être converti.


-Je vais vous tester pour voir si vous avez l’esprit adéquat pour l’étude juive. Je vais vous poser des questions de logique puisque c’est votre spécialité, répondit le rabbin.


Le rabbin montre deux doigts :

- Deux hommes descendent dans une cheminée. L’un en sort propre, l’autre sale. Qui va se laver ?

-C’est ça le test de logique ? interroge le docteur en philosophie au bord de l’éclat de rire.

-Tout à fait, répond le rabbin.

-Oh ! C’est celui qui est sale qui va se laver.

-Faux. C’est celui qui est propre qui va se laver.


C’est de la logique simple : celui qui est sale voit celui qui est propre et pense qu’il est propre lui aussi, il ne va donc pas se laver. Celui qui est propre voit celui qui est sale et pense qu’il est sale lui aussi, c’est donc celui qui est propre qui va se laver.


-Très clair, conclut le docteur en philosophie. Passons au test suivant.


Le rabbin montre à nouveau deux doigts :

- Deux hommes descendent dans une cheminée. L’un en sort propre, l’autre sale. Qui va se laver ?

-Vous m’avez déjà donné la réponse tout à l’heure. C’est celui qui est propre qui va se laver.

-Faux. Tous les deux se lavent : c’est logique, celui qui est propre voit celui qui sale et pense que lui aussi est sale, il va donc se laver. Mais celui qui est sorti sale voit celui qui est sorti propre se laver et va aussi se laver. Donc tous les deux se lavent.

-Je n’ai pas réfléchi comme ça, dit le docteur. Donnez moi un autre test, maintenant j’ai bien compris la méthode.


Le rabbin montre deux doigts :

- Deux hommes descendent dans une cheminée. L’un en sort propre, l’autre sale. Qui va se laver ?

-Tous les deux, nous venons d’arriver à cette conclusion !

-Faux ! Aucun des deux ne se lave : c’est logique. Celui qui est sale voit celui qui est propre et pense qu’il est propre lui aussi et donc ne se lave pas. Celui qui est propre voit que celui qui est sale ne se lave pas et il ne se lave pas non plus. Donc aucun des deux ne se lave.

Le docteur en philosophie est découragé.

-Je suis sûr d’avoir compris. Faites moi passer un dernier test.


Le rabbin lève les deux doigts fatidiques :

- Deux hommes descendent dans une cheminée. L’un en sort propre, l’autre sale. Qui va se laver ?

-Aucun des deux ne se lave répond le docteur d’une voix à peine audible.

-Faux.


Comprenez vous à présent que la logique socratique n’est pas une base suffisante pour résoudre les problèmes talmudiques ?


La réponse est que c’est une question stupide puisque comment est-il possible que deux personnes qui passent par la même cheminée puissent sortir l’une sale et l’autre propre ? Celui qui ne comprend pas cela immédiatement n’a pas l’esprit adapté à l’enseignement du Talmud ».


D’être ensemble dans la même cheminée, analyste et analysant n’en ressortent pas indemnes, certes de manière différente. Le transfert les engage tous deux. L’analyste se prête au jeu du signifiant, prête son oreille à l’écoute et sa présence corporelle au transfert.


Les mots des patients le traversent, suscitent une rencontre. L’analyste ne peut pas s’immuniser lors de la traversée de cette expérience structurellement érotique. Il ne peut pas ressortir « propre » de cette opération. Quand l’inconscient se déchaîne, cela va s’inscrire sur le corps de l’analyste, sur le corps de l’analysant d’une manière différente et non prévisible.


En effet si la place de l’analyste est une fonction dans le dispositif, l’analyste y est présent avec son corps, ses fantasmes, son mode de jouissance. Il entend à partir des traces singulières laissées en lui par certains passages. Les risques qu’il encourt, disait Freud, sont douloureux, nécessaires, difficiles à éviter. Une analyse dépend de la façon dont l’analyste va s’en débrouiller pour garder une attention flottante.

 

Cette métaphore me ramène à un moment de la cure d’une jeune femme en errance. Elle a longuement parlé du regard de sa mère qui fouillait dans son corps, de son père paralysé et alité, qui avait un corps offert aux regards des autres, à qui elle avait choisi de tout dire et de tout montrer pour le soutenir. Après des moments de grande angoisse, elle est venue à une séance, l’œil au beurre noir, me montrer et me dire qu’elle s’était fait battre par un homme : « je cherche une confrontation, une limite, je me sens là plus près de ma vérité ».


Cet acting-out m’a réveillée, je m’étais peut-être laissée fasciner par son discours. Je lui ai nommé l’œil où elle s’était fait battre.

Elle a associé sur « le voyeurisme de l’oreille », faisant le lien avec son psoriasis qu’elle avait autour de l’oreille, en parlant du « trop de jouissance » à regarder le corps du père et à en entendre les bruits.

Ces moments n’avaient pas été subjectivés, pas pris dans une dialectique du désir.


L’objet regard a été remis en circulation.

Ce moment de cure pour témoigner de la façon dont cette jeune femme a pu sortir de ce point d’achoppement. L’inscrivant dans un nouveau jeu de langage susceptible à son tour de faire trace dans l’inconscient, construisant un scénario fantasmatique, elle a pu alors trouver un frayage, une nouvelle négociation avec le pulsionnel.


Tout le long de sa cure, cette jeune femme a construit des objets de décoration de théâtre : travail de sculpture, de peinture, lâchant dit-elle une position de maîtrise pour accepter de laisser la place à une élaboration qui s’effectue au et à mesure.


Dans la rencontre avec l’écoute d’un analyste, un analysant peut questionner d’une part, comment le discours dominant et le discours familial avec ses dénis et ses non-dits, l’impliquent dans ce qui fait impasse pour lui ; d’autre part, comment il s’en est servi pour renoncer à ce qu’il désire. A partir de ses trébuchements de mots, de ses rêves, de ses acting-out… Il inventera un nouveau scénario dont il se soutiendra.


L’atteinte du corps ne correspond pas bien sur à une cause univoque. Il serait bien difficile de ne considérer qu’une seule origine aux évènements de corps là où la vie est mouvante, en cours de création incessante.

L’analyste est attentif aux détails, aux bribes actuelles, aux morceaux d’histoire par lesquels se dessinent le lien intime, l’inventé au quotidien.


Ce que nous disent les immunologues, les philosophes, c’est qu’au sein même d’un système apparemment bien organisé quelque chose échappe et reste énigmatique..

 

 

Kathy SAADA