L’image de soi, comment se construit-elle ?

 

L’être humain se construit avec les mots et le corps de la mère ou de la personne qui soutient la fonction maternelle. 

Le stade du miroir (1)  est une phase importante de sa constitution.


L’enfant devant le miroir se retourne vers la mère ou la personne qui le porte, pour voir si elle regarde son image, l’entérine, « elle lui dit : c’est toi », la valorise. En effet, c’est l’investissement libidinal dont l’image fait l’objet qui lui donne sa valeur. Les mots de la mère sont opérants s’ils sont noués à son amour, son sourire, son odeur, au rythme de sa voix, au contact de sa peau, à son regard, à son désir.


L’enfant jubile alors devant sa propre image, devant l’existence d’une unité corporelle qui lui faisait jusque là défaut. Le regard de sa mère, ses paroles, son assentiment et la façon dont l’enfant s’en saisit pour accrocher au désir de celle ci cette part de lui même qui échappe au miroir, permettront à l’enfant de ne pas être captif de son image qui peut lui donner l’illusion d’une identité.


Il pourra alors, sans que son être soit menacé, passer au cours de sa vie d’une identification à une autre (l’identification est un processus inconscient qui est le fait d’emprunter un trait à l’autre). Les paroles, les silences, le regard du parent seront interprétés par l’enfant en fonction de ses fantasmes, car l’Autre (2) garde une part énigmatique.


C’est aussi dans la rencontre avec un petit autre, un semblable, que l’être humain se construit. La violence dont un frère ou sœur font l’objet peut être dû au fait que si l’autre est une partie de moi (puisque je me suis construit sur l’image dans le miroir) il me révèle cette part de moi que dans le même mouvement il m’arrache, puisqu’il est autre. J.B PONTALIS (3) écrit dans « Frère du précédent » : « Faut-il que l’un s’efface pour que l’autre existe ? ». L’amour entre frères et sœurs peut être une tentative de retrouver cette part de nous mêmes qui nous échappe. Marguerite DURAS note dans AGATHA (4) : « Lui : mon amour, ma sœur… mon corps ». L’image d’un frère ou d’une sœur suspendu au sein maternel, temps de « l’invidia », selon Saint Augustin, révèle à l’enfant en même temps que le sein est un objet qu’il désire et qu’il en est privé par un autre enfant, son semblable.

 

(1) J. Lacan : « le stade du miroir comme formateur de la fonction du je », in Ecrits, Paris, Seuil, 1966. Le stade du miroir fut remis en chantier par J. Lacan pendant plus de 20 ans.


(2) Selon la terminologie lacanienne, l’Autre est le lieu de la structure du langage, l’Autre du discours. Ce sont les autres qui donnent voix et corps à cet Autre.


(3) J.B. Pontalis, Frère du précédent, Paris, Gallimard, 2006.


(4) Marguerite Duras, Agatha, Paris, Edition de Minuit, 1981.


Selon le choix inconscient de chacun, l’image de la possession de l’objet par un frère ou une sœur pourra être une expérience destructrice, soit elle révèlera le sujet comme désirant.


On est souvent violent vis à vis de celui qui révèle notre manque et il est toujours tentant d’imputer notre propre manque à quelqu’un d’autre.

Notre image corporelle, construite à partir du regard et des paroles de l’Autre, a quelque chose de rassurant, fragile et dépendant. En effet, les figures de l’Autre varient : les regards et les discours ne sont pas les mêmes vis à vis d’une adolescente ou d’une femme plus âgée. La lecture que nous en faisons est également fluctuante au cours de notre vie.


Nombreuses sont les difficultés rencontrées. Un enfant peut naître à un moment où les parents ne sont pas prêts à assumer cette responsabilité. Une mère peut se retrouver au moment de l’accouchement sans le père, sans amour et/ou sans un entourage solidaire qui puisse l’aider à insérer cet enfant dans sa généalogie.


Elle peut alors avoir des pulsions de destruction vis à vis de son enfant comme le témoigne cette belle nouvelle d’Arthur Schnitzler : « Le fils ». Ce fils à qui sa mère passait tout depuis sa tendre enfance, à qui elle donnait tout ce qu’elle avait et qui la menaçait. Cette mère sur son lit de mort disait : « J’ai été abandonnée avant qu’il vienne au monde, j’ai été seule et désespérée, j’ai voulu le tuer. J’ai pris les couvertures et je l’ai fourré dessous et au matin, il respirait, il était vivant. Je me suis mise à trembler devant ce petit être. Je l’ai laissé me frapper. Je désirais éperdument être libérée de ma faute tout en sachant que c’était impossible ».


Abandonnée, sans soutien économique ni affectif, elle peut se vivre comme un déchet : son image de femme chute (5). Si elle s’effondre, elle peut alors avoir du mal à investir son enfant et à le valoriser. Ou alors, elle s’appuiera sur cet enfant pour se soutenir, et le risque sera qu’il soit tout pour elle. L’enfant pris en otage aura une plus grande difficulté à se refuser à la servitude de l’Autre.


Si une mère est désirante ailleurs, amour pour le père, vie professionnelle et créative, son désir limitera sa passion maternelle. Le fait qu’elle soit désirante dit qu’elle est manquante. Les psychanalystes appellent phallus, ce signifiant du manque idéalisé qui fera référence pour le garçon et pour la fille.


Le contexte politique, historique, familial  a un impact sur la construction narcissique de l’enfant. Par exemple, la mort d’un frère ou d’une sœur avant la naissance d’un enfant peut entraîner pour ce dernier des identifications bousculées, brouillées, un arrêt sur image. L’enfant peut rencontrer alors un regard absent, non porteur de désir, ne s’adressant pas à lui, ne le renvoyant pas vers un ailleurs anticipateur.

 

(5) Pour aider les femmes qui se retrouvent seules, dans la rue, il a été créé à Paris des lieux où elles peuvent se faire coiffer et maquiller pour retrouver un semblant de féminité.


Si les mots prononcés par sa mère sont déshabités, la voie indifférente, l’enfant aura du mal à se construire un narcissisme convenable.

La place dans la fratrie, le sexe désiré ou pas de l’enfant auront aussi une incidence importante

 

Comment se construit l’image pour une femme ?

 

L’identité féminine ne se réduit pas à l’image mais une femme peut être tentée d’y trouver une réponse face à l’absence de trait qui dirait son identité. L’image peut faire écran au manque de mots identifiants pour elle : une femme reste plus ou moins captive du miroir. Les magazines féminins titrent inlassablement : « comment perdre 3 kilos ou comment ne pas vieillir ».


L’anatomie ne fait pas tout le destin. Avoir un corps de femme, être dite femme, ne garantit pas l’identité sexuée. On entend d’ailleurs une inquiétude constante sur son degré de conformité de chacune.  Il y a certes les contraintes que les images d’une religion, d’une culture exercent sur les femmes et qui changent de figure selon les époques et les lieux. Une femme peut plus ou moins se prêter à ce jeu des semblants (mascarade féminine).


Ce semblant peut se soutenir sans qu’on s’y identifie ou s’y pétrifie.

Mais cela ne dira pas à une femme comment faire avec sa féminité.

Freud s’est longtemps penché sur la question féminine. Tout d’abord il a avancé que la découverte du manque de pénis chez sa mère et chez elle, engage la petite fille dans l’Oedipe pour attendre du père un dédommagement de cet outrage narcissique, pour pouvoir lire dans les yeux de son père comme une promesse de femme. C’est aussi du coté de la reconnaissance du père que la fille va chercher des insignes de sa féminité.


Dans ce parcours, il peut arriver des incidents. La fille peut ne pas oser affronter la rivalité avec sa mère. La mère peut se sentir en danger par la séduction entre la fille et le père. Par peur de perdre l’amour de sa mère, la fille peut accepter d’être prise en otage par celle-ci et soutenir l’image idéale de sa mère. Le père peut être trop érotisé par sa fille, en avoir peur et s’en éloigner à l’adolescence.


Si elle ne reste pas trop accrochée à son père, la fille cherchera une réassurance dans l’amour d’un homme et se prêtera à être l’objet de son désir tout en étant elle même désirante.

Freud mettra aussi en évidence l’importance du lien premier de la fille à sa mère, « continent noir », « zone inexplorable ».


LACAN va essayer d’approcher par la logique ce qui restait insondable avec le terme freudien de « continent noir ». Il opposera deux logiques, celle du « tout phallique » qu’il appelle « position homme » : la permanence d’un centre de gravité, du côté de l’unité. Et celle du « pas tout phallique » qu’il appelle « position  femme » : la perte de certitude, ce qui se dérobe à l’épinglage identificatoire. Marguerite Duras exalte cette part « autre » chez une femme : l’identité ébranlée, l’impossibilité de « saisir » qui rend possible la pluralité des textes.

Le phallique est là une fonction logique. Il n’y a pas d’essence du féminin et du masculin. Un homme ou une femme pourront selon les moments se positionner d’un côté ou de l’autre. Mais l’anatomie et les discours qui y sont associés pousseront une femme d’avantage du côté « position femme ».

L’épreuve du miroir est reconvoquée pour chaque femme aux moments cruciaux de sa vie qui s’accompagnent de changements de son corps : puberté, grossesse, ménopause. Les changements qu’une femme rencontre au niveau du réel de son corps ont un effet profond sur sa réalité psychique et sur l’image qu’elle a d’elle-même.


Ces évènements nécessitent des remaniements subjectifs, une modification de ses identifications. Ils la requestionnent sur son « être femme », réinterrogent les regards et les discours qui font tenir l’image et la sexualisent. Il arrive à une femme de connaître des états qui la dépassent : d’étrangeté, d’égarement, de dépersonnalisation.


Chaque femme invente à sa manière une rhétorique de ces passages selon la manière singulière dont elle a négocié le manque tout au long de sa vie et en fonction de sa capacité à interroger les impératifs sociaux surmoïques. Certaines peuvent s’écrouler anéanties par l’angoisse quand vient à manquer ce qui validait l’image de leur idéal.


Cet état peut survenir au moment d’une rupture amoureuse, d’un deuil. Ce qui manque alors c’est le regard d’un partenaire comme si elle perdait alors le regard du père qui avait été un ancrage pour elle. Elle semble alors perdre du même coup ses repères symboliques comme si elle n’était plus rien. Parfois, la perte des regards anonymes de la rue provoque cet écroulement.


A la puberté, ces mêmes regards de la rue peuvent susciter un sentiment de persécution ou de honte.

L’identité est un cheminement avec les traces que cela laisse en nous : une façon d’être et de penser en évolution permanente dans la vie avec et parmi les autres. Une femme trouvera des points d’identification chez sa mère, les femmes de la famille, dans son entourage… Devant l’identité de l’image spéculaire, elle peut s’imaginer, comme l’indique l’histoire qui suit, que sa mère va lui transmettre « l’identité féminine ».

 

« Un jour, une jeune femme prépare une poitrine de bœuf pour le dîner. Elle en coupe les extrémités avant de la  placer dans un plat à rôtir. Sa fille, qui la regarde avec intérêt, lui en demande la raison. Sa mère réfléchit, puis répond : « je ne sais pas trop. J’ai toujours vu ma mère faire de cette façon. Appelons grand-mère et demandons-lui ».


Elle téléphone à sa mère et lui demande pourquoi elle coupe toujours les extrémités de la poitrine de bœuf avant de la faire rôtir. La grand-mère réfléchit un moment, puis lui répond : « je ne sais pas trop pourquoi, j’ai toujours vu ma mère faire de cette manière. » Intriguées, toutes trois décident d’aller voir l’arrière-grand-mère dans sa maison de retraite. Elles demandent en cœur : « quand nous faisons de la poitrine de bœuf, nous coupons toujours les extrémités avant de la faire rôtir.


Quelle en est la raison ? »  La vieille femme répond : « je ne sais pas pourquoi vous le faites, si moi je le faisais c’est parce que je n’ai jamais eu de plat assez grand. »


La cuisine de sa mère n’évite pas d’avoir à faire sa propre cuisine. Il ne suffit pas d’imiter sa mère pour trouver son chemin de femme.

L’inconscient est inventif et s’invente. « Ce n’est pas du tout cuit », disait Lacan. Il est à mitonner aux petits oignons. On résiste à admettre qu’il y a une part de non savoir chez l’autre. Il faut aller aux fourneaux. Une part d’invention est requise.


Si la recette de cuisine suffisait, tout le monde serait cordon bleu. Qu’est-ce qu’on ajoute dans le processus annoncé pour que la sauce prenne ? Combien de plats ratés avant d’en réussir un ? L’alchimie entre les ingrédients est multiple. Avec les mêmes éléments, on peut faire une multitude de gâteaux : si on bat les blancs des œufs ou pas, si on fait fondre le beurre ou si on le travaille avec le sucre.


La cuisine introduit la temporalité, la transformation, l’invention, le passage du cru au cuit.

L’arrière petite fille pose une question. Elle est divisée. Du fait de sa question, elle se déplace là où sa mère et sa grand-mère étaient prises dans des identifications moïques. Elle interroge le lien : par sa question, elle effectue une coupure.


Elle ne se sentira pas obligée de couper les extrémités de la poitrine de bœuf. Elle appelle un dire. L’arrière-grand-mère répond : Voilà comment je me suis débrouillée avec les évènements historiques, politiques, familiaux, évènementiels qui m’entouraient.


« Je ne sais pas pourquoi vous le faites ». Le dire de la grand-mère n’est pas celui d’un sujet sachant. Il ne s’agit pas d’un savoir faire prêt-à-porter.

C’est un dire qui laisse entendre qu’il y a plusieurs lectures possibles, qu’on peut s’inscrire dans les traditions mais en changer les modalités ; un dire qui indique qu’il y a un chemin possible sans dire lequel. L’arrière-grand-mère lui dit qu’il y a un maniement du langage qui se bricole en organisant les différents éléments en jeu, qu’elle-même s’y est confrontée, qu’il y a plusieurs façons de faire. A l’arrière petite fille d’y aller.

 

Le corps féminin reste « l’hétéros », « autre », car la mère est le premier Autre qui nous confronte à l’énigme de son désir, à l’opacité de sa jouissance et à la castration due au langage (tout ne peut pas se dire).