La culture dans la cure

La culture dans la cure, mais aussi la cure dans la culture.

 

En effet la psychanalyse n’est pas hors du temps, hors d’une époque, hors d’une configuration politique. C’est cette conception de la psychanalyse qui nous a amenés, quelques psychanalystes vivant à Paris, à créer en 1988 l’association « RECIPROQUES » pour interroger les différents concepts analytiques dont nous nous soutenons pour la direction de la cure à partir d’échanges avec des psychanalystes dont les pays ont été marqués par l’esclavage et / ou le colonialisme.


Tout au long de ces années nous avons eu des rencontres régulières avec

Le « GAREFP » (groupe antillais de recherche, d’études et de formation psychanalytique)

« NAFIDA » (groupe marocain de recherche psychanalytique interculturel et méditerranéen) et

« DERADES » revue caribéenne de recherche et d’échanges).

 

Nous avons échangé nos réflexions sur un certain nombre de questions :

 

-la fonction paternelle

-l’identification

-la fonction maternelle

-le lien social

-Inhibition et culture

-transmission d’une femme à l’autre

 

Se sont tissés entre nous, à partir de ces déplacements d’un lieu à l’autre : Fort de France, Pointe à Pitre, Rabat, Marrakech, Paris, une série de rencontres, de transmissions et de liens d’amitié.

 

Comment l’inconscient qui est à la fois le plus intime et le plus ignoré de chacun est-il lié au monde ou le sujet individuel s’inscrit ? On ne peut en douter dès lors que les symptômes qui affectent les sujets évoluent dans le temps et selon la culture ou ils apparaissent.


Comment le collectif vient à inscrire sa marque dans l’intimité du sujet ?

 

--- Par le biais de l’idéal du moi engendré par l’introjection des valeurs transmises et directement en jeu dans l’opération du refoulement des pulsions condamnées, l’inconscient de chacun n’est pas sans être fonction du discours général. La jouissance est normée, une part en est interdite.

C’est à partir de cette fonction de l’idéal du Moi que le sujet peut retrouver « le goût des mots » selon l’expression de Roland BARTHES.

 

--- Par le langage car ce n’est pas seulement le sujet individuel, mais toute notre réalité qui est pétrie de langage=réalité politique sociale, de l’éducation, du couple…

Autrement dit, de la régulation des liens entre les citoyens, les générations ou les etres pris comme sexués.

 

Le constat qu’un discours politique puisse imposer une nouvelle langue a été fait par Victor KLEMPERER (Spécialiste de la littérature française, il fut destitué de sa chaire à l’université de DRESDE en 1935, parqué dans une maison ou ne résidaient que des juifs, soumis à l’interdiction de posséder une radio ou des livres écrits par des non-juifs, obligé d’accoler le prénom d’Israël à celui de Victor, frappé de l’étoile jaune ou le mot juif dit-il joue le rôle d’un prénom qu’on porterait sur la poitrine).

 

Dans le journal qu’il a écrit clandestinement entre 1933 et 1945 il étudie la langue du IIIéme reich, la LTI (lingua tertii imperii). Tenir ce journal a été pour lui une stratégie de survie mentale, un acte de résistance au réel. « Cette nouvelle langue est un poison qu’on avale sans y prendre garde » dit-il. Le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente.

 

En témoigne par exemple l’absence relativement fréquente de guillemets pour les expressions de la LTI dont il fait lui même usage « maison de juifs » ; «   lunettes juives ».


Il décrit  une génération confrontée à une interprétation exclusive du mot, falsifiant et discréditant le concept, à une homogénéité absolue de la langue écrite et à une uniformité de la parole. Il parle de la violence faite au sujet qui ne peut plus penser dans cette langue solidifiée.

La LTI dit-il ne fait pas plus de différence entre le domaine privé et le domaine public qu’elle ne distingue entre langue écrite et orale : « Tu n’es rien, ton peuple est tout ».


SCHILLER parlait de « langue cultivée qui pense à ta place ».


Ces discours véhiculaient l’idée d’un être tout puissant du coté de la maîtrise, de la vérité, une absence d’altérité, un déni de la division du sujet. Celle-ci, se projetant au dehors, organise une lecture binaire du monde. 

               

Les survivants des camps ont eu du mal à communiquer par la parole leur expérience : «  Nous suffoquions » disait ANTHELME, utilisant des mots du langage du corps.

La terreur engendre « des rejetons de volonté de mort » selon l’expression de N. ZALTZMAN. Une grande partie de ces rejetons réalise de la destruction, entraîne des suicides et la tentation de se barricader dans l’inhibition de la pensée.


Des silences ont entouré les violences de l’esclavage et les violences de la colonisation et de la décolonisation. Dans l’après-coup les effets se sont traduits par du déni et de la difficulté à investir d’une manière pulsionnelle la langue imposée par la colonisation.

 

La position de l’analyste n’est-elle pas d’entendre et de faire entendre à l’analysant les cicatrices que garde la langue, celle qui accueille le trauma du sexuel doublé toujours des effets ravageant que l’homme collectif inflige à l’autre, l’ennemi, le frère, le barbare. L’analyste aura à reconnaître l’impact du réel : acte de dire l’inscrivant dans un nouveau jeu de langage, susceptible à son tour de faire trace dans l’inconscient, il permettra ainsi une nouvelle négociation avec le pulsionnel.


L’analysant pourra découvrir à partir de ses silences, de ses trébuchements de mots, de ses rêves de ses acting-out, de ses pleurs et de ses rires d’une part comment le discours dominant et le discours familial avec ses dénis, ses non-dits l’impliquent dans ce qui fait impasse pour lui, et d’autre part comment il s’en sert pour renoncer à ce qu’il désire.

 

La dimension de la vérité subjective est fondamentale, ne serait-ce qu’à partir du fantasme dont un sujet se sustente sans le savoir et qu’il s’agit au moins d’apercevoir.


La jouissance ne rentre pas toute dans les formes produites par le langage. Les symptômes et diverses déviances révèlent des jouissances rebelles aux régulations communes.

 

Dès lors qu’un sujet se met en quête de la vérité recelée dans les symptômes dont il souffre et qu’il les interroge comme produits de l’inconscient, seront remises en question ses pré-certitudes identitaires : son origine, sa religion, son sexe.

 

Au cours d’une analyse les signifiants culturels et familiaux seront reconnus, déclinés, réinterprétés, la question étant réouverte chaque fois qu’un énoncé paraît la trancher. L’interprétation n’est pas intrinsèquement liée à l’idée de vérité, le langage joue dans l’ambiguïté …..


A charge pour l’analyste d’écarter les catégorisations nosographiques, raciales, sexistes, communautaristes et de ne pas juger en phénoménologue si la personne qui vient faire une analyse est homme, femme, homosexuel, noir…… ou quoique ce soit ; ce qui est évidement très difficile car nos convictions et préjugés ferment notre écoute et peuvent nous faire refouler les signifiants de l’analysant ou l’empêcher de les décliner.

 

Octave MANONNI racontait qu’au début de sa pratique analytique, il avait été tenté de dire à un patient juif qui se trouvait en difficulté avec sa judaïté, qu’il n’existait pas réellement de juifs, que ce n’était qu’un mot, une étiquette que les nazis lui avaient collée sur le dos. On connaît bien, ajouta-t-il le prix payé pour ces négations, en angoisse et désordre de tout ordre.

 

FREUD s’est beaucoup interrogé au niveau de ses propres préjugés qui auraient pu heurter DORA de manière à ce qu’elle s’en aille. S’il n’avait pas à un moment donné, épousé le préjugé selon lequel elle aime Mr K, s’il s’était déplacé…. Mais FREUD reconnaît qu’à cette époque là, il était atteint d’un préjugé face aux relations d’apparence homosexuelles qui sont souvent présentes dans l’hystérie.

 

FREUD lui dit  « Mais enfin cette Mme K, elle vous a fait beaucoup de mal, elle a raconté sur vous des horreurs et vous vous n’etes que compliments sur elle, qu’adoration…etc. Freud n’avait pas repère que l’amour, le désir de DORA allait vers Mme K en tant qu’elle incarnait ce que DORA n’arrive pas à considérer : sa propre féminité.

 

De même au niveau du maniement du transfert, DORA sent une odeur de fumée, celle de Mr K qui est celle-là même de FREUD. FREUD est ainsi renseigné. DORA lui offre la place capitale de Mr K, le voilà en place du « moi de DORA », à même d’agir dans ce nouveau tour de quadrille. Là se déclenche la résistance de FREUD : Etre le moi de quelqu’un, il y a de quoi voir résister son propre moi qui n’a aucune raison de s’effacer.


FREUD devient sourd à toutes les objections de DORA, il se prend pour un Mr K amoureux de DORA et non de sa femme alors que la fonction dévolue par DORA à MrK, était précisément d’être amoureux jaloux de MmeK. Voilà FREUD parti avec acharnement à convaincre DORA qu’elle aime MrK .DORA aura recours une deuxième fois à la solution du passage à l’acte, elle le quitte sur l’heure comme elle a quitté MrK et pour la même raison.

 

La culture dans la cure, n’est-ce pas cette ouverture dans la langue qui s’opère au cours d’une analyse ? Comme le poète qui invente un langage dans sa propre langue ou l’écrivain qui «  taille dans sa langue, une langue qui ne préexistait pas » (DELEUZE). L’analysant invente une nouvelle façon de nommer ce qui lui arrive.

 

L’inconscient est inventif et s’invente. Ce n’est pas du tout cuit disait LACAN, à charge pour l’analyste d’acquiescer au nouveau, de reconnaître la valeur de l’invention, de permettre à l’analysant de dire d’une façon paradoxale une part de son impossible à dire.

 

Edouard GLISSANT écrit…  « Ce qui importe c’est la manière de parler sa propre langue, de la parler fermée ou ouverte, de la parler dans l’ignorance de la présence des autres langues ou dans la préscience que les autres langues existent et qu’elles nous influencent même sans que nous le sachions. Ecouter l’autre, les autres ajoute-t-il, c’est élargir la dimension spirituelle de sa propre langue c’est-à-dire la mettre en relation ».


N’est-ce pas ce que tentent les jeunes de banlieue qui inventent une langue faite d’arabe, de verlan et de vieux français ? Face au discours qui use d’une langue qui les fige dans une exclusion ségrégative faisant surgir l’illusion d’une identité ravageante : « ce ne sont pas des jeunes, ce sont des racailles et des voyous », les jeunes se trouvent réduits dans la langue elle-même à une tache à nettoyer au karcher.

 

A travers les piercings et les tags, le rap et le hip-hop ces jeunes n’essayent-ils pas de nouer jouissance du corps et langage, d’introduire un renouvellement de la parole et de la sensibilité qui font bouger le système de représentation.

 

« Trouver une langue » énonce Laura dans le film. L’esquive, réalisé par Abdelatif KECHICHE. Cette jeune fille parle la langue de la cité chargée de violences et d’insultes parce qu’elle lui permet dit-elle « de prendre position » dans la langue. Elle ne refusera pas la langue de l’Autre, s’émerveillant de la langue de MARIVAUX (Les jeux de l’amour et du hasard). Son amoureux Krimo sera plus embarrassé.

 

Le réalisateur parle d’évènement culturel, linguistique : leur langue est belle, riche en symboles, nourrie de mots de leur langue d’origine (y résonnent les mots véhiculés par le désir de ceux qui les ont mis au monde) pleine de gestes et d’expressions. Il donne l’exemple d’une jeune fille qui lui avait raconté une histoire magnifique du point de vue du rythme, du langage, de l’humour. Ecris-la, lui dit-il. Quand elle l’a écrite ça avait perdu de sa force .Alors il lui a suggérer de l’écrire debout dans le mouvement même de son corps vivant, avec ses mots. Elle a retrouvé alors la musicalité, l’harmonie.

 

 

Dans le film : «  D’une langue à l’autre » de Nurith AVIV :

Le poète Meir WIESELTIER dit qu’il a dû « assassiner » sa langue maternelle (le russe) pour écrire en hébreu.

 

S’inscrire dans le langage, n’implique-t-il pas pour tout sujet une mortification de sa langue intime ? Mais dit-il, « j’ai réalisé qu’il était resté la musique de la poésie de Pouchkine et Lermontov. Je ne m’en suis aperçu que bien plus tard : j’avais les mêmes rythmes ».

 

              

Kathy Saada