Contes de Ch'ha : inhibition et mot d'esprit

LE SERMON

 

Ch'ha, un jour, est de passage dans une petite ville dont l'imam vient de mourir. Les habitants, prenant le voyageur pour un saint homme, lui demandent de prononcer le sermon du vendredi. Il monte en chaire et interpelle la nombreuse assistance : 

_ Chers frères, savez-vous de quoi je vais vous parler ?

_ Non, non, font les fidèles, nous ne le savons pas.

_ Comment ? s'écrie Ch'ha en colère, vous ne savez pas de quoi je vais vous parler dans ce lieu consacré à la prière ! Je n'ai rien à faire avec de tels mécréants.

Et le voilà qui descend de la chaire et quitte la mosquée.

Impressionnés par cette sortie qui les confirme dans leur conviction que l'homme est d'une grande piété, les gens s'empressent d'aller le rattraper et le supplient de revenir prêcher. Il remonte alors en chaire :

_ Chers frères, vous savez peut-être à présent de quoi je vais vous parler ?

_ Oui, oui, répondent en choeur les fidèles, nous le savons !

_ Fils de chien ! tonne Ch'ha. Par deux fois, vous m'importunez pour que je prenne la parole, et vous prétendez savoir ce que je vais dire !

 

Il quitte alors de nouveau les lieux, laissant derrière lui l'assemblée stupéfaite : que faut-il donc répondre pour qu'un tel saint accepte de répandre ses lumières ?

Une des personnes de l'assistance propose que si la question est encore posée, les uns crient : "Oui, oui, nous le savons!". Et les autres : "Non, non, nous ne le savons pas!". L'idée est retenue, et l'on court chercher Ch'ha qui monte en chaire pour la troisième fois :

_ Chers frères, savez-vous enfin de quoi je vais vous parler ?

_ Oui, oui, répondent certains, nous le savons !

_ Non, non, crient d'autres, nous ne le savons pas !

_ A la bonne heure, conclut Ch'ha. Dans ces conditions, que ceux qui savent le disent aux autres.

 

*

 

"Dessinez un oiseau", ordonne le maître. Des ailes, des pattes, des plumes s'ébauchent sur l'ardoise. Le maître tape dans ses mains. Les élèves croisent les bras. Le maître examine des dessins. Sur l'ardoise de Ch'ha une branche.

_ Où est l'oiseau ? hurle le maître en colère.

_ Mais il s'est envolé. Oui maître, lorsque tu as frappé dans tes mains.

 

*

 

Circulent depuis le IXe-Xe siècle, venant du Proche Orient arabe (après l'arrivée de l'Islam) d'un bout à l'autre de la méditerranée de petites anecdotes appelées :

Nokta petite histoire drôle

point au sens de faire un point

Nadira trait d'esprit

Corpus d'origine non écrite d'une extrême diversité, appartenant à la tradition orale populaire, ces histoires ont été transmises de génération en génération par l'imagination des conteurs ou scribes.

 

Chaque pays revendique le privilège d’avoir vu vivre Ch’ha : il est appelé Goha en Egypte. Nasr Eddin Hodja en Turquie où il aurait vécu au XIIIe siècle. Selon certaines légendes, son tombeau aurait trois côtés ouverts à tous les vents et une façade murée et percée d’une porte close par un énorme cadenas... Sa tombe, au centre de l’édifice, serait percée d’un petit trou par lequel il continuerait à regarder le monde.

Certains l’appellent « le fou voyant ».


Djoha est l’anagramme de Hodja, qui est hadj : celui qui a accompli le pèlerinage à la mecque. Djoha prononcé Ch’ha par les juifs tunisiens qui ne savent pas prononcer le Dj’h, marquant par là pour certains leur origine (venus du Portugal, ils sont passés par l’Italie avant de venir au Maghreb).

Ch’ha n’est pas un personnage. Il fait l’histoire.

Ch’ha : « Fonction de la langue déguisée en personnage », dit Nacer Khemir (conteur et cinéaste tunisien).


Encore faut-il que le langage en tant que fonction ait pris corps ; c’est la voix du conteur qui depuis mille et une nuit nous rappelle en le ponctuant ce temps sans origine où il a fallu :

_ un acte d’assentiment de chacun de nous pour prélever et incorporer les sons entendus

_ que cet acte rencontre celui d’un Autre (la mère) qui en répondant à notre babil, en lui donnant du sens, mais du sens toujours partiel, l’a transformé en signifiant de la demande

_ que le désir de la mère ait été un médiateur permettant la mise en place de la métaphore paternelle.


Le père est ainsi compté/conté par la voix du conteur qui nous en livre les diverses versions. Chacun raconte des histoires de Ch’ha et invente des versions différentes, mettant sur son compte ce qui lui arrive, ou ses sentiments, quand la parole est difficile à prononcer, aux limites du social, sur le religieux, le politique et le sexuel.

Des histoires nouvelles apparaissent en fonction du contexte social et politique.


Dans les années 1970 circulaient en Tunisie des anecdotes où Ch’ha avait du mal à concilier la tradition avec les objets importés de l’Occident : ainsi il casse le poste de radio pour essayer d’attraper la chanteuse qui chante une chanson dont le refrain est « je t’ai vu, au nom de Dieu, je t’ai vu ».


Le Ch’ha moderne est aux prises avec la misère, le chômage, connaît les affres de l’émigration. Rachid Boudjèdra, dans son roman L’insolation, en fait un révolutionnaire qui récite Lénine en arabe et tient en même temps un chapeletà la main, menant un travail de sape en vue d’un bouleversement à long terme.


Tahar Ben Jelloun, dans son roman Moha le fou, Moha le sage, en parle comme celui qui enlève ses masques à toute une société et finit par être enfermé dans un hôpital psychiatrique.

Albert Memmi l’appelle « l’ingénieux ».


Fonction sociale, ces histoires qui évoquent le trait d’esprit, ponctuent les litiges de la vie courante à travers un langage populaire, compris de tout le monde, et mettent en lumière par la dérision ou l’imposture, l’illusion des règles sociales et des croyances.


Devant chaque situation, d’une façon théâtrale (d’ailleurs au XIXe siècle les conteurs de Ch’ha en faisaient un thâtre de marionnettes sur les places du marché. Ces conteurs ont disparu avec l’arrivée de la radio et de la télévision. Ces histoires sont restées vivantes grâce à leur transmission orale, dans les soirées privées par les grand-mères) Ch’ha endosse le personnage qui représente l’attitude vertueuse et le pousse par la dérision et l’absurde à en révéler l’illusion. Tout y passe : la justice, la logique, les pratiques religieuses, le mariage, la mère...


Il nous fait entendre là où nous sommes piégés : l’aveuglement qu’il y aurait à prendre le savoir de celui qui est en position d’autorité pour la vérité.

 

*

 

Après le marché, de retour chez lui, Ch’ha remplit ses fonctions de juge :

_ Premier plaignant : J’ai passé ma journée à couper du bois. Cet homme était assis à côté de moi, il n’a pas levé le petit doigt pour m’aider. Et, voilà que maintenant il me réclame un salaire. Reconnais que ce n’est pas un juge.

_Ch’ha : Oui, tu as raison, parfaitement raison.

_Deuxième plaignant : Comment ça ? Tout le temps qu’il coupait son bois, je n’ai pas arrêté de l’encourager en lui disant : vas-y, vas-y. Il me semble que j’ai bien le droit d’être payé.

_Ch’ha : Oui évidemment, tu as raison.

_ La femme de Ch’ha : Tu as écouté le premier plaignant, tu lui as donné raison. Ensuite tu as entendu l’autre plaignat et tu lui as donné raison. Si toi tu es juge, moi je suis la femme d’un juge, alors j’ai bien le droit de savoir si ces deux adversaires peuvent avoir raison tous les deux. En tous cas, moi je ne peux pas comprendre ça.

_ Ch’ha : Ca c’est vrai, tu as raison.

 

*

 

Ch’ha dénonce tous ceux qui se prennent pour, ceux qui, au lieu d’être le représentant d’une fonction, s’identifient à cette fonction.

Mais loin de se poser en moraliste, il entend agir aussi pour son propre compte. Il nous rappelle le côté jouisseur, paresseux, égoïste, cynique, gourmand, voleur à l’occasion qui existe en chacun de nous.

 

*

 

ÉGOÏSME DE CH’HA

 

Un jour Ch’ha mangeait avec sa femme et il se mit à dire : « Rien ne serait plus agréable que cette nourriture si l’on n’était pas trop serré.

_ Quelle presse y a t-il, lui demanda-t-elle, puisque toi et moi nous sommes seuls ?

_ Je voudrais qu’il n’y eût que la marmite et moi, dit-il. Personne d’autre. »

 

*

 

Il rappelle également que ce qui est intéressant, c’est l’évènement. Assis, tout seul, au beau milieu de la place écrasée au soleil, il répond à quelqu’un qui lui dit : 

_ Rentre chez toi, il n’y a rien à voir en ce moment.

_ En ce moment, non, mais s’il se passe quelque chose, je veux être le premier.

 

*

 

Certains pensent que cet état d’esprit qui entraîne le renversement de l’ordre des choses n’est peut-être pas si éloigné de ce que les mystiques soufi appellent « la voie du blâme » : Certains maîtres pour bien montrer que la vertu elle-même est impuissante à atteindre l’UN, n’hésitent pas à prendre ouvertement le contre-pied de l’ordinaire sagesse, dans le souci de répudier en eux et hors d’eux les trompeuses satisfactions du discours de bon aloi, du discours réputé vrai


Il ne faut pas oublier que l’Islam a été très tôt la religion d’un Etat devenu empire en quelques décennies, et qu’il a pris une place importante dans la vie économique, sociale et culturelle, le Coran étant devenu le fondement de l’édification des lois.


Les histoires de Ch’ha s’inscrivent dans ce contexte.

Fonction sociale, le trait d’esprit permet d’engager avec son semblable une relation qui est fondée sur la mise en résonance de l’inconscient.


Seule la communication du trait d’esprit à un tiers _ la dritte Person _ nous dit Freud, permet l’accomplissemnt du processus psychique.

Shakespeare disait que la fortune d’une plaisanterie se trouve dans l’oreille de celui qui l’entend, jamais sur la langue de celui qui l’a fait.


La troisième personne entendant « une chose inintelligible, incompréhensible, énigmatique » loin de la rejeter, accepte tout d’abord d’être sidérée et se laisse, après un temps de stupéfaction, porter par l’illumination et y reconnaît un trait d’esprit, accède à la pointe... (stupéfaction et illumination sont des termes employés par Heymans que Freud cite).

 

 

 

COMMENT CHERCHER

 

Rentrant fort tard de la maison de thé, Ch’ha laisse tomber, devant le seuil de sa maison, l’anneau qu’il porte au doigt.

Aussitôt l’ami qui l’accompagne s’accroupit pour chercher à tâtons. Ch’ha, lui, retourne au milieu de la rue, qu’éclaire un splendide clair de lune.

_ Que vas-tu faire là-bas, Ch’ha ? C’est ici que ta bague est tombée !

_ Fais à ta guise, répond Ch’ha. Moi, je préfère chercher où il y a de la lumière.

 

*

 

La clinique avec les enfants nous montre les difficultés entraînées par des mères qui n’acceptent pas, face à des paroles de leur enfant qui leur semblent énigmatiques, de ne pas comprendre tout de suite _ sans porter un jugement ou lui attribuer une intention.


Laisser l’enfant jouer avec les mots lui permettrait d’avoir un rapport de confiance à la langue. Les mots garderaient une liberté, une certaine légèreté.

Dans un deuxième temps, la mère donnant un sens absolument vrai qui serait surmoïque, lui permettait de pouvoir bricoler son savoir. Cela suppose d’accepter qu’il y a et qu’il y aura toujours une part de naïveté _ d’ignorance et de sottise _ en nous et chez l’autre.


Il me semble que c’est ce rapport de confiance à la langue qui a été touché par la colonisation : il fallait parler à l’école un français châtié et apprendre par coeur les noms des départements français.

Edouard Glissant parle de « domesticage par la langue française ».


Jeanne Wiltord évoque les difficultés auxquelles sont confrontés les enfants antillais (à qui les mères interdisent de parler créole) pour l’apprentissage de la lecture et de l’écriture en français : ils doivent renoncer au savoir inconscient qui organise la langue parlée par leur mère pour s’inscrire dans la filiation organisée par une autre langue.


Les histoires de Ch’ha nous rappellent ces jeux de l’enfance autour de la langue et la liberté d’esprit qu’ils permettent.

 

Ch’ha est toujours en déplacement. J’entends par là, la façon qu’il a de protester contre l’immobilité. Il se promène avec son âne qu’il rosse, amadoue, perd cherche, retrouve, vend, rachète et qui revient toujours. Quand on lui demande : « Où vas-tu Ch’ha ? », il répond : « Je vais où l’âne voudra bien me mener. »

 

*

 

Un homme vint lui demander de lui prêter son âne. 

Ch’ha hésite.

_ Attend, mon frère, que j’aille le consulter.

Il entre dans sa maison et en ressort en disant :

_ Mon ami, l’âne n’a pas accepté et m’a répondu : « Si tu me prêtes, ils me frapperont, ils me feront mille misères et ce qui est plus grave, ils insulteront mon maître en criant « maudit soit ton maître, âne de chien ». Et cela, je ne le veux pas ».

 

*

 

_ Pourrais-tu me prêter ton âne, Ch’ha ?

_ Ch’ha : Quel dommage, je viens juste de l’envoyer se reposer à la campagne.

A ce moment là, l’âne qui se trouvait à l’écurie se met à braire.

_ Ah non, l’âne n’est pas là ? Et ce bruit, alors qu’est-ce que c’est ?

_ Ch’ha : C’est le comble, ça ! Il faut vraiment que tu manques de confiance et de jugeote pour te fier plus à un âne qu’à ma barbe blanche.

 

*

 

Dans le trait d’esprit, l’attention de celui qui écoute est détournée du chemin par où va passer le trait d’esprit, procédé qui en somme fixe l’inhibition quelque part pour laisser libre ailleurs le chemin par où va passer la parole spirituelle entraînant une surprise.


Cette parole spirituelle pour être entendue, devra rencontrer l’humour de la troisième personne, c’est-à-dire la capacité à violer, comme le dit Breton, « aussi bien les consignes du monde extérieur que celles plus redoutables du monde intérieur ».


Les histoires de Ch’ha font clignoter en nous les inhibitions que nous avons dû mettre en place pour vivre en société : inhibitions structurelles nécessaires à la constitution du moi et des processus secondaires, à la perte de jouissance inhérente à l’entrée dans le langage... inhibitions liées à l’interdit de l’inceste et à l’articulation du désir au désir de l’Autre... inhibitions également régies par les lois d’un temps et d’un lieu, ordonnées par les agents religieux, culturels et politiques.


Faisant clignoter nos inhibitions, ces histoires, ces traits d’esprit, entraînent parfois une levée momentanée de ces inhibitions libérant l’énergie dans le rire (car l’établissement comme le maintien d’une inhibition nécessite un effort psychique).


Quand Freud parle du mot d’esprit et de la levée d’inhibition, il emploie des métaphores évoquant la contrainte, l’enfermement : « levée d’écrou de la parole », « faire grâce du joug du sens », « éviter la répression ».

Il s’agit donc d’échapper un bref instant et tenter d’en faire profiter le voisin, d’échapper au sérieux et au draconien de gens et de régimes sinistres, les maîtres, les tyrans qui tiennent ces discours totalitaires, qu’il soient publics ou privés.


Le mot d’esprit permet à la langue de transgresser la censure du surmoi sans en lever l’option : il y a là une forme de lien social qui peut devenir subversif. Il s’agit de retrouver les voies anciennes de la période ludique avant le contrôle, la critique et la raison du fait de l’éducation et de tous les apprentissages de la réalité : plaisir pris au non sens, plaisir à ne pas avoir à observer les contraintes de la logique.


Le trait d’esprit permettant un pas de sens provisoire laisse ouvert un sens qui ne serait pas absolument vrai dont nous connaissons l’abominable fonction surmoïque.


Déconcertantes les histoires de Ch’ha nous plongent dans toute la dialectique de la naïveté, de la feinte, et de l’affectation de naïveté, c’est-à-dire feindre de feindre.

Nous ne savons plus si la naïveté est chez l’autre ou chez nous.

Est-ce que l’autre est naïf ou est-ce que je le prends pour un naïf, ce qui révèlerait ma propre naïveté.


Ainsi Ch’ha, bien avant Harpo Marx, emporte avec lui la porte que sa mère lui avait demandé de bien garder, car les voleurs courent les rues. Ailleurs, Ch’ha fait mine de tenir le mur de sa maison pour qu’elle ne s’écroule pas. Il crie qu’il vend des gargoulettes avec deux doigts de miel et le reste de merde, ce qui fait qu’une dame ne croyant pas qu’il disait vrai les achète.

 

*

 

A un voisin qui lui demande de lui prêter sa corde à linge, Ch’ha répond :

_ Tu n’as vraiment pas de chance, je viens de m’en servir pour mettre à sécher du couscous.

_ Tu prétends faire sécher du couscous sur ta corde à linge et tu veux que je te croie ?

_ Tu n’es qu’un ignorant, tu ne sais pas encore que quand on n’a pas envie de prêter sa corde à linge, on est prêt à y faire sécher n’importe quoi.

 

 *

 

Il perd pied lui-même et nous fait perdre pied.

Ainsi Ch’ha s’adresse à des enfants qui l’ennuyaient :

« Que restez-vous là vous autres à ne rien faire ? Vous ne savez donc pas que la femme du cadi organise une fête pour tous les enfants de la ville ? »

Les enfants y courent en poussant des cris de joie.

Et si c’était vrai, se dit Ch’ha en les voyant s’en aller avec tant d’enthousiasme... Et le voilà parti.

 

*

 

Ces histoires, dont les lectures sont multiples, font penser à l’interprétation du psychanalyste qui n’offre pas au patient des significations toutes faites mais vise à libérer du refoulement les signifiants dont la non disponibilité maintenait une signification en attente.


Freud dit que la réussite du trait d’esprit implique que l’Autre, qu’il s’agit de faire rire, doit avoir les mêmes inhibitions que celui qui fait rire ou que l’Autre doit posséder des inhibitions que celui qui fait rire n’a pas.

Est-ce que ce qui fonde la communauté sociale, c’est le partage des mêmes inhibitions ? Les inhibitions étant un processus du moi, elles sont d’emblée sociales.


Lacan, reprenant ce que disait Bergson, énonce que l’auditeur du mot d’esprit doit être de la même paroisse.

Est-ce parler la même langue ?

Avoir les mêmes références culturelles ?

Avoir la même bibliothèque dans la tête ?

Etre de la même structure ?

Avoir les mêmes modalités de jouissance ?

Etre perméable au jeu symbolique du langage ?

Est-ce que le trait d’esprit exploite une zone de savoir qui est la même chez l’un et chez l’autre ?

Etre de la même paroisse, serait-ce avoir un trait identificatoire commun avec l’autre, trait qui permet à chacun de se différencier et de s’inclure dans un comptage ?


Ce trait, on le questionnerait en en riant avec d’autres semblables, le risque étant de le surinvestir. Vouloir le gommer sans le travailler pour être accepté dans la paroisse de l’autre risquerait d’entraîner de nouvelles inhibitions.


Est-ce que l’exilé ne se retrouverait pas devant cette impasse : comment s’ouvrir aux nouvelles représentations offertes par le pays d’accueil sans invalider la culture de ses parents ?


La clinique nous questionne à propos d’enfants émigrés dont la scolarité est problématique : ces enfants semblent se retrouver devant les savoirs et les apprentissages qui leur sont proposés dans une contradiction avec un père ayant la charge de représenter et de transmettre la loi selon la version dont elle s’incarne dans la communauté, la culture à laquelle il appartient et qui ne s’y retrouve plus face à un système juridique, économique et social d’une autre culture. Ce père n’étant pas reconnu dans le social du pays hôte, est-il difficile pour les enfants de se soutenir de ce père-là ?


Le rapport à l’idéal peut se trouver ébranlé quand les signifiants familiaux sont mis à mal.

Cela dépend également de la façon dont ces pères réagissent en fonction de leur histoire personnelle, de leur capacité à perdre et à retrouver.

Pour certains, un autre pays peut être le lieu de nouvelles inventions. D’autres paieront cet exil de leur corps, de leur équilibre psychique et/ou essayeront d’imposer violemment à leurs enfants le fait que le lieu où ils vivent est un lieu entre parenthèses, maintenant un ailleurs lointain comme source unique et magique de satisfaction.


Une famille peut-elle en quelques années abandonner le système culturel dont elle s’est soutenue depuis des générations ?


Les symptômes des migrants traduisent souvent l’intégration trop rapide et trop forcée de la modernité. Nombreuses sont les jeunes femmes maghrébines qui viennent nous consulter pour des symptômes multiples : dépression, phobies. Ces jeunes femmes ont souvent rompu avec leur famille, ont épousé des hommes d’une autre religion, n’ont pas circoncis leur fils.


Elles ne savent comment renouer avec leur culture d’où elles viennent sans être inhibées face à leur désir de changement et d’ouverture.

L’exil représente un arrachement, la perte des repères symboliques d’identification, la perte d’une modalité de jouissance spécifique au lien social. Pour s’ouvrir à des représentations nouvelles, pour créer des liens nouveaux, pour se refaire une trame de désir, il ne faut pas être coupé de ses origines car, comme disait Gandhi, ceux qui ne se souviennent pas de leur passé sont condamnés à le revivre.


La transmission intrafamiliale est importante. Le récit oral du passé, la nomination des évènements de l’histoire aident un enfant à symboliser la dette. Celle-ci peut alors s’inscrire en sortant des rapports imaginaires et affectifs avec les parents et circuler d’une génération à l’autre.

Chaque exil étant singulier, chacun, alors, à partir du mythe qui lui a été transmis, inscrira son montage personnel.

 

Le psychanalyste, pour entendre son analysant, doit-il être de la même paroisse que lui ? Suffit-il qu’il est le tact d’entendre, à travers les différentes façons de dire de l’analysant, comment se nouent pour lui réel, symbolique et imaginaire ?

« Si je cherchais la fonction d’un comité de sélection pour futurs analystes, dit François Perrier, je dirais que finalement ce qu’il convient de chercher, c’est l’aptitude à l’humour et à l’humour de l’autre et de savoir comment un humour peut rencontrer un autre humour . »


Les mécanismes de l’inconscient sont universels mais les signifiants sont singuliers et référés à la culture de chacun. Ecouter un sujet, c’est pouvoir s’ouvrir à sa culture, repérer des éléments de l’histoire, de la religion, de la langue ; c’est avoir une idée de comment fonctionne son système symbolique.


La façon dont une langue a été transmise ou interdite rejaillit sur la possibilité d’habiter ou d’ « amadouer » celle-ci, de la réinventer.

Il me semble important de se donner le temps, de ne pas vouloir comprendre trop vite car on risquerait de dénoncer comme pathologiques des processus qui ne sont pas familiers dans notre culture.

 

 

Discutant : Okba NATAHI

 

J’ha l’arpenteur du sens

 

« Kan ya ma kan », il était une fois. Ainsi s’ouvre le temps du récit en langue arabe, énoncé qui peut se décliner dans une proximité singulière : il était le lieu ou bien il était une fois le lieu. Alors le statut du récit pourrait se définir comme ce qui fait bord pour habiter ce lieu où se déploie la dynamique urgente d’une subjectivation humaine. Le lieu s’éclaire alors comme une traversée pour se psychiser.


Ainsi apparaissent les histoires de J’ha au voisinage du conte et du trait d’esprit. Multiforme dans et par ses représentations dans ces histoires, J’ha peut être interprêté comme ce qui travaille la langue de l’intérieur pour empêcher que l’on puisse se confondre avec son site ou se prendre pour elle. Dans un continuel mouvement, libérant la possibilité de l’arrimage au symbolique, J’ha est la figure pacifiée d’Iblis _ dont j’ai par ailleurs différencié la fonction d’avec Satan _ lequel Iblis est présenté dans l’Islam comme effet de déliaison et de fragmentation du langage.


Prendre J’ha pour le sujet de l’inconscient comme on peut le lire dans certains écrits, ce n’est ni plus ni moins que confondre inconscient et sujet, inconscient et culture. J’ha est plus l’arpenteur des arcanes et des voies du désir, où l’articulation entre désir et loi est perpétuellement mise en résonance.

 

Mais la figure de J’ha est fondamentalement une métaphore saisissante de ce que Jacques Lacan a développé dans son séminaire « Les Psychoses » à propos de l’enjeu de la feinte comme élaboration dans la dynamique de la parole. En effet, Lacan insiste sur le processus suivant : l’on est en présence d’un sujet qu’à partir du moment où ce qu’il dit, fait ou montre est supposé advenu dans le but d’une feinte, avec toute la dynamique subjective que cela implique y compris de dire la vérité quand l’interlocuteur croit le contraire, c’est-à-dire quand il est en butte à la dynamique du mensonge.


«[...] Ce que l’autre me dit est toujours dans une relation fondamentale à une feinte possible, où il m’envoie et où je reçois le message sous une forme inversée » propose Lacan.


C’est la structure de la parole qui est mise en jeu là, ce qui permet de dire que tout rapport de parole entre deux sujets se fonde dans la féconde de la feinte. Il semble possible de proposer que J’ha se profile, dans ces histoires immémoriales, comme l’instrument de la mise en résonance du lieu de la feinte où se révèle la position du sujet humain.


Ainsi dans le premier conte, que nous rapporte Kathy Saada, intitulé Le Sermon où J’ha est de passage dans un groupe mais où il en est aussi le passant opérant une ouverture inouïe dans l’absence qui vient hanter ce groupe quant au lien qu’il a construit. J’ha torpille, de manière maline et dialectique, le point de liaison et du croyance du groupe pour rendre chacun sujet de sa propre faille. L’objet de croyance du groupe est mis en pièces et ce qui est visé là c’est le lieu de l’inhibition comme trait et comme objet d’identification. Une telle déflagration va renvoyer chaque membre du groupe ou à l’inanité ou à la richesse de la parole humaine. En cela J’ha travaille comme un pourfendeur d’une Massenpsychologie où le sujet se retrouve dans un dessaisissement de son idéal du moi et de sa capture par un leader. Dans le récit J’ha oeuvre à faire le deuil de l’imam, car le savoir est référé à l’Absent. Il fait métaphore d’individuation renvoyant chacun à son rapport au sacré.



N’est-il pas, de même, saisissant que le conte J’ha garde la porte témoigne d’une formidable vibration du lien au Symbolique qui ne saurait nous échapper.


Comment faire, semble nous évoquer le récit, pour ne pas être le gardien de la maison et de la matrice maternelle ?


Comment faire, semble nous enseigner J’ha pour ne pas s’ériger en fétiche maternel ou pour ne pas sombrer comme tant d’enfants et d’adultes occupant cette place impossible : implacables soldats du seuil du temple familial. Ce récit ne parle pas moins aux cliniciens : combien de thérapeutes et d’analystes nous disent, parfois interrogent ce qui est déjà mieux, une absence de métaphorisation chez les enfants de migrants dont cette histoire pourrait être un paradigme de leur surdité. J’ha ne prend le mot pour la chose que pour mieux en tracer le trajet. J’ha ne se situe pas du côté de la solution psychotique mais du côté de la dialectique de la feinte. Alors plutôt que de penser les enfants migrants comme n’étant pas de « la même paroisse », ne partageant pas les mêmes inhibitions, il s’agirait pour ces thérapeutes de se rendre sensibles aux opérations de traduction et de déplacement inhérentes aux productions de sens que ces sujets tentent de produire.

 

« Une famille peut-elle en quelques années abandonner le système culturel dont elle s’est soutenue depuis des générations ? » demande Kathy Saada.


Une telle interrogation peut se prolonger de la manière suivante : ne pas pouvoir abandonner le système culturel est un enjeu qui viendrait à privilégier la logique de l’inhibition comme identification totale et sans conteste à l’espace culturel auquel une famille migrante appartient. Or la mise en exil familial ouvre la voie à un processus de déplacement touchant les fondements généalogiques, à savoir consentir à un écart avec le système culturel pour pouvoir l’honorer et le faire vivre. Cela, bien sûr, propulse les sujets vers une production de symptômes, lesquels symptômes sont justement la tentative vivante plus ou moins réussie de ce déplacement pour ne point se confondre avec le lieu de l’Origine.



Si ce qui fonde la communauté sociale ce sont les mêmes inhibitions alors il y a assujettissement du sujet au visible de ce qui fonde la communauté. Alors devant ces maladies de l’exil des enfants de migrants (échec scolaire, errance, délinquance, etc.), j’invite à privilégier l’axe tranchant du symptôme à celui de l’inhibition. Il ne s’agit pas d’écarter l’un pour l’autre mais de bien tenir compte de la mise en réserve du symptôme y compris dans l’inhibition. Car si l’inhibition comme le théorise Freud met en jeu une perturbation fonctionnelle où le Moi est sur le devant de la scène, alors l’inhibition est d’emblée en prise avec le social mobilisant les processus d’identification et le carrousel des objets qui les accompagnent. A contrario et cela est du plus haut intérêt, la logique du symptôme comme signature propre d’un sujet oeuvre, au-delà de la lisibilité culturelle, à la prise en compte d’une problématique d’un désir au singulier.

 

River les enfants de migrants à l’amour exclusif de l’origine peut avoir pour fonction, d’annuler et de compter pour reste toute production de métaphore _ comme opération de mise à l’écart de l’origine_ chez eux. De même, comme l’écrit Olivier Douville : « [...] Or, effectivement, une métaphore tient si elle permet de ne pas se détruire devant la question cruciale : Que me veut l’Autre ? » A suivre ce chemin, la métaphore éclaire la féconde du symptôme comme tentative pour éviter de ressasser et répéter les mêmes réponses devant cette question. Car les symptômes sont les signes de mutation où se profilent les coupures-liens nécessaires à la subjectivation que ces enfants tentent de nouer. Le symptôme vient rendre compte du refoulé de l’identité culturelle et signe pour ces sujets l’impossible de demeurer fidèles à une Origine qui demanderait qu’on colle à elle.

 

J’ha est au-delà du rire une affaire de subjectivation. Fabriquer du lien afin qu’il y ait traduction, interprétation de la trame de la transmission humaine, J’ha nous invite à ce projet-là. Le rire vient de surcroît, au voisinage du trait d’esprit, où l’explosion du sens présentifie l’absurde relation qui affecte le rapport du langage à la production du sens. Arpentant ce lieu, J’ha est alors la métaphore d’un effet dévastateur de la pétrification du sens. Signifiant d’un partage et d’un passage de transmission entre juifs et arabes avec, de part et d’autre, la vibration d’un écart, d’un trait différencié, d’une accentuation, bref d’un style.

 

 

Kathy SAADA, 

Publication dans « Inhibitions et cultures », GAREFP et Réciproques (eds.), L’Harmattan, 1998.