LE BONHEUR

 

J’aborderai la question de l’amour par un biais : celui des variations  du désir, de l’amour et de la passion chez les personnages principaux mis en scène par JANE CAMPION dans le film « La Leçon de Piano ».  Paul  VALERY1 disait : « Ce qui se chante ou s’articule aux instants les plus critiques de la vie, ce qui sonne dans les liturgies, ce qui se murmure ou se geint dans les extrêmes de la passion, ce sont paroles qui ne peuvent se réduire en idées claires ni se séparer d’un certain ton et d’un certain mode sans les rendre absurdes et vaines.


Dans toutes ces occasions, l’accent et l’allure de la voix l’emportent sur ce qu’est l’éveil d’intelligible. Je veux dire que ces paroles nous intiment de devenir bien plus qu’elles ne nous incitent à comprendre ». Ce que dit PAUL VALERY n’est pas sans évoquer pour moi ce que LACAN appelle « lalangue » en un seul mot, la mélodie des sons, la langue entendue parallèlement aux premiers soins du corps,qui nous a affectés et dont nous portons l’empreinte.


Ces traces feront retour de façon imprévisible en fonction des aléas de l’existence. Il y a quelque chose de fort qui convoque la langue dans la mélodie de la voix, l’intonation, l’accent, l’affect qui s’y trouve logé, les rythmes imprimés de la langue maternelle, qui ne s’inscrit pas en mot. Singularité rebelle à la mise en discours, « lalangue » n’est pas encore un langage structuré.


Le sens n’y est pas « c’est quelque chose qui reste indécis entre le phonème, le mot, la phrase ». Si le plus intime de moi, qui s'origine là, a des effets sur ma jouissance mais me reste insu, que je n’y ai pas accès, les voies que je prendrai pour m’en approcher seront variées.


L’énigme de l’amour et la « folie » de la passion n’ont-elles pas à voir avec cet impossible à dire comme le dit si bien Paul VALERY ?


Ne sont-elles aussi une façon de prendre le risque d’approcher ces zones d’ombre au bord du langage ? OVIDE chantait l’amour, il ne disait pas ce que c’était. L’amour est diffèrent  de la passion mais l’amour ne peut-il pas prendre feu dans le coup de foudre et la passion ne peut-elle pas consentir à l’amour ? L’amour et la passion se tiennent souvent à un croisement, sur une crête à équilibre fragile.


Je vous invite maintenant à me suivre sur la scène de Jane CAMPION ADA, jeune femme muette au regard intense et fougueux quitte l’Ecosse avec sa fille FLORA et son piano pour aller épouser en Nouvelle Zélande un inconnu. Après un voyage éprouvant les voici sur une plage attendant qu’on vienne les chercher.


ADA est rivée à son piano ; elle ne parle plus depuis l’âge de six ans.Personne ne sait pourquoi. La musique semble être sa voix intérieure, le son du piano le miroir de ses pensées Elle parle par signes à sa fille : celle-ci est son interprète auprès des autres.    


Peut-on parler de passion pour ADA ? Passion de la musique ? Passion  du piano avec lequel elle parait ne faire qu’un ? Son mari STEWART ne veut rien savoir de l’objet de la passion de sa femme, il la force à abandonner  son piano sur la plage. Il refuse d’interroger ce qui est déterminant pour l’autre ; il est du coté de l’avoir.


Ce qui l’intéresse, c’est d’avoir plus de terres. Il considère sa femme comme faisant  partie de ses biens. Il s’accroche à ce qu’il a et ne veut pas savoir ce qui lui manque or pour aimer ne faut-il pas reconnaître son manque ? Ceux qui croient être complets ou qui veulent l’être éprouvent des difficultés à aimer, à connaître de l’amour le risque et les délices.  


STEWART est prêt à échanger le piano de sa femme contre des terres, contrat que lui propose BAINES. ADA donnerait en plus à ce dernier des cours de piano. Homme blanc ouvert à l’altérité, à la culture de l’autre, celle des MAORIS (il parle leur langue) BAINES est attiré par l’émotion qu’il perçoit chez cette femme.


L’émotion et la liberté d’ ADA  jouant de la musique font signe pour lui. Sa sensibilité enregistre une affinité. Comme Pascal QUIGNARD(2) l’écrivait « Les bons musiciens font sonner la plus vieille maison qui soit dans le corps ». BAINES accepte d’élargir la dimension de sa propre langue et d’apprendre la langue de l’autre en  tâtonnant. N’est-ce pas là le prélude à l’amour ? En fait BAINES ne souhaite pas de leçon de piano.


La façon de jouer d ’ADA  est comme une atmosphère qui le pénètre ; il sent que cela ne peut être enseigné. Il veut l’écouter jouer du piano et lui propose un  marché : elle récupèrera  son piano touche par touche en échange des parties de son corps qu’elle lui dévoilerait : son cou, ses pieds, ses bras, ses épaules, sa poitrine…


Il devient son interlocuteur : elle joue pour lui. Une négociation autour de l’objet se met en place entre eux. Elle négocie chaque partie dévoilée de son corps contre un certain nombre de touches de piano. Cet homme vient faire effraction dans l’univers clos de cette femme. Il l’oblige à passer par son désir à lui et elle y consent.


Il la sépare de sa fille qui reste à l’extérieur de la maison lors de leur rencontre. BAINES joue avec le corps d ’ADA comme elle joue avec son piano ; il la regarde, il caresse et nomme les parties de son corps. Avec son dire, avec ses mots il découpe les zones érogènes. Il fait une coupure humanisante dans la jouissance pleine de cette femme, qui se partiellise en se localisant à des bords anatomiques.


La libido qui était toute dans le piano se transfère en partie dans le corps de cette femme. Il approche ce corps en l’érotisant même si la musique de son corps à elle ne se mettra à vibrer qu’après coup. Il lui donne accès à son corps de femme. BAINES fait alors l’expérience d’une forme insoupçonnée du désir. Son corps ressent l’émotion de la musique.


Il prend peu à peu  conscience de son amour pour elle. Mais ADA reste impassible n’ayant d’élan affectif que pour son piano . Il ne le supporte plus, « ce marché fait de vous une putain et me rend misérable ». Dès lors il renonce à se servir d’elle comme objet de jouissance. La jouissance du corps n’est pas le signe de l’amour, le désir aussi est différent de l’amour  mais il arrive qu’ils se nouent.


BAINES l’aime et veut être aimé : l’amour est aussi narcissique. Il renonce à la voir, il lui rend son piano. Il devient malheureux, n’a plus qu’elle à l’esprit, ne peut plus penser à rien d’autre, ne mange plus, ne dort plus. Aucun objet ne peut certes être à la mesure du manque à être structural du sujet.


Mais ce moment plus intense, ce moment « passion » n’est-il pas un rempart pour cet homme en détresse devant cette femme qui ne lui parle pas (elle est muette) et qui n’a pas un regard  narcissisant pour lui….. Détresse où son manque à être n’est pas apaisé par le regard et la voix de l’autre. ADA est déconcertée par le renoncement de BAINES ; elle découvre en elle une inquiétude, elle s’angoisse.


Privée de ses rencontres avec  lui, rencontres ou elle avait  pris une distance par rapport à son piano, elle ressent un manque, son piano ne lui suffit plus. Elle ressent alors ce qu’avaient  dessiné  sur son corps les mots de BAINES associés  à son regard, ses caresses, son odeur, le contact de sa peau, le rythme de sa voix. 


UN espace  s’ouvre pour qu’elle puisse aller vers BAINES et inventer avec lui un moment de désir et d’émotion. Le mari STEWART, lui, joue la coupure tout d’abord au niveau de la réalité : il la sépare de son piano puis jaloux (il a regardé une scène de désir et d’amour entre ADA et BAINES), il enferme sa femme mais le désir ne s’enferme pas.


ADA soutient son désir et ira même jusqu’à se séparer d’une touche de son piano ou elle écrit « vous avez mon cœur » et qu’elle envoie à BAINES. STEWART qui l’intercepte est fou de douleur. Sa souffrance extrême entraîne de la haine. Sa haine le pousse à un passage à l’acte dans le réel. Il la mutile.


Il mutile la main qui joue passionnément du piano, la main qui caresse tendrement l’autre homme. Il lui coupe un doigt, la menace d’en couper un autre et un autre. Sa haine veut éradiquer celle qui lui révèle son manque. Il préférera  qu’elle parte avec BAINES : « je veux me réveiller, retrouver celui que j’étais » refusant de s’être laissé altéré par l’altérité.


Expérimenter la jalousie et l’émotion  sexuelle du corps (caressé par sa femme à un moment ou elle était privée  de rencontres avec BAINES) l’ont bouleversé. Ce moment « passion » l’a rendu fou, il  préfère le dénier. ADA part avec BAINES . Voguant vers une nouvelle vie avec celui qu’elle aime, elle propose de se débarrasser du piano qui rendait la traversée dangereuse et de le jeter par-dessus bord.


Entrainée dans son sillage elle coule avec lui… couler dans la compagne de l'objet où flottait en cherchant sa respiration, en mesurant son souffle? Son  corps lutte et combat pour arriver enfin à gagner la surface….. Séparation difficile, imparfaite. Michel Gribinski (3) écrit : " je ne peux me séparer de ce que je pense et rencontrer une pensée neuve que si elle est portée par une voix qui me touche…..


Du coup la séparation est incomplète, heureusement imparfaite". Peut-on dire que cette femme a permis à ces deux hommes de s’approcher de la résonance  de « lalangue » ? Le mari le refuse et le dénie. L’amant a accepté de prendre le risque de s’approcher de ces zones d’ombre. Un moment « passion » surgira.


Le mari vivra ce moment sur le mode de la possession : il veut la posséder, n’y arrivant pas il l’enferme, la mutile. Quand ce moment « passion » a surgi pour l’amant, il ne s’y est pas fixé, préférant renoncer à cette femme si elle n’y consentait pas elle aussi. Peut-on dire que ces hommes et surtout BAINES ont permis à cette femme de consentir à l’amour et de reprendre à son compte la rationalité langagière qu’elle avait déléguée à sa fille ?  


Il y a la première heure de l’expérience du trauma, la division du sujet qui le constitue d’origine et qui se manifeste dans ses répétitions. La répétition n’est pas une réitération du même mais la répétition de la déception, présent perpétué de la division du sujet qui a lieu au gré des hasards.


Le hasard des rencontres amoureuses et /ou passionnelles peut permettre, me semble-t-il, de réinterroger pour chacun la réponse singulière  qu’il a choisi face à cette première heure de la rencontre manquée avec le réel, « le bon heur du sujet » (4), impossible de structure, et d’inventer du nouveau.


La passion du névrosé peut être une exploration de l’impossible. Annie ERNAUX (5) écrit: "Grâce à lui, je me suis approchée  de la limite qui me sépare de l’autre jusqu’à m’imaginer pouvoir la franchir. A son insu il m’a reliée d’avantage au monde".  


L’analyse offre la possibilité d’inventer  un amour limité, au-delà des avatars de l’idéalisation première et de la passion narcissique, au-delà de la volonté de faire un. Est-ce que pour autant on renoncerait au risque de l’intensité ? La passion n’est-elle pas une disposition en nous depuis l’enfance qui ouvre un espace inconnu ?


Les questions relatives à l’amour et à la passion accompagnent toujours une cure analytique : pas seulement parce qu’on en parle sur le divan, mais aussi parce qu’ils font partie de l’expérience de la cure du fait du transfert. FREUD parle à propos du transfert d'un amour authentique qui serait un retour des amours infantiles.


Pour LACAN il s'agit d'un nouvel amour qui s'adresse au savoir auquel l'analyste donne corps. L'amour s'adresse alors à celui dont on pense qu'il connait notre vérité. A l'analyste de se prêter à cette place de "sujet supposé savoir" sans pour autant y croire. Dans cette fonction dans laquelle il s'engage (lieu d'adresse d'une parole) l'analyste n'est pas à l'abris de ses fantasmes, de ses sentiments, ni de la dimension érotique de la scène analytique parce que les corps sont en jeux.


Il est inclus dans le transfert même si la position est asymétrique. Le problème n'est pas pour lui de nier ses sentiments ou d'essayer de les maitriser. Il ne s'agit pas non plus de les exprimer mais plutôt de les mettre au travail.


Les risques qu'il encourt, disait FREUD sont douloureux, nécessaires, difficiles à éviter. Une analyse dépend de la façon dont l'analyste va se débrouiller des traces singulières laissées en lui par certains passages pour pouvoir déjouer les pièges du transfert et permettre à l'analysant de s'approcher de son horreur de savoir ce qu'il en est de sa jouissance.


Kathy SAADA