Exil et dette

L'exil géographique nous bouscule et nous amène à questionner les signifiants de notre histoire. Le rapport à l'idéal se trouve dans certains cas ébranlé. La crainte de trahir peut amener certains à surinvestir leurs traits d'identification ou à les gommer. Elle peut enfermer la dette dans une dimension imaginaire au lieu de permettre qu'elle circule en renouvelant le lien de chacun à la langue.

 

 

Gilles Deleuze (1990) écrit :

 

"Un grand écrivain est toujours comme un étranger dans la langue où il s'exprime même si c'est sa langue natale. A la limite, il prend ses forces dans une minorité muette, inconnue qui n'appartient qu'à lui. C'est un étranger dans sa propre langue : il ne mélange pas une autre langue à sa langue, il taille dans sa langue une langue étrangère et qui ne préexiste pas."

 

L'arrachement que représente l'exil, la perte des repères symboliques d'identification, la perte d'une modalité de jouissance spécifique au lien social dont le sujet est exclu (couleurs locales, odeurs, sons et gammes qui lui sont propres, partagés avec d'autres), ne l'amènent-ils pas comme l'écrivain à bouleverser les signifiants culturels qui le représentent ?


Qu'est-ce qui fait que pour certains, un autre pays peut être le lieu de nouvelles inventions comme l'illustrent si bien les productions littéraires d'écrivains en exil ?


Qu'est-ce qui fait que d'autres paieront cet exil de leur corps, de leur équilibre psychique et (ou) essayeront d'imposer violemment à leurs enfants le fait que le lieu où ils vivent est un lieu entre parenthèses, maintenant ainsi un ailleurs lointain comme source unique et magique de satisfaction ?


Qu'est-ce qui fait qu'un sujet va pouvoir questionner ses traits d'identification sans les surinvestir ni les gommer ?


A ces questions, chacun répondra à sa façon car chaque exil est singulier ; chacun, à partir du mythe qui lui a été transmis, inscrira son montage singulier, sa création personnelle.

Mais pour s'ouvrir à des représentations nouvelles, pour créer des liens nouveaux, pour se refaire une trame de désir, il ne faut pas être coupé de ses origines car, comme disait Gandhi, ceux qui ne se souviennent pas de leur passé sont condamnés à le revivre.


Par ailleurs, selon Clavreul (1987) : 

 

"Ce que la psychanalyse montre c'est qu'on revient toujours vers les signifiants qui ont été formateurs qu'ils soient familiaux ou culturels. Nous sommes les produits des expériences qui nous permettent d'avoir accès à cette histoire et nous ne pouvons nous désolidariser du frayage qui a rendu possible un tel accès."

 

Là se situe la dette symbolique : nous sommes redevables envers la loi introduite par le langage et responsables comme sujets de la parole.

Héritier, c'est ne pas se prendre pour l'origine de la parole, pour l'origine du savoir. Mais ce n'est pas pour autant fétichiser les paroles, les écrits envers qui nous sommes redevables, car nous devons les reprendre à notre propre compte. La dette serait celle d'une mémoire à revivifier, celle d'une origine à assumer en tant qu'elle nous porte et nous permet de faire du nouveau.

Certaines cultures ritualisent la dette, ce qui peut-être en facilite la prise en compte et la transmission. Malamoud (1992), dans un article très intéressant, traite de la dette constitutive de l'homme dans la pensée de l'Inde ancienne. La dette  y est à l'origine de tout mais elle-même est sans origine. Rien ne précède la dette. 

Tout homme, dès l'instant où il naît, se trouve chargé de dettes : d'une part, celle envers les dieux dont il peut s'acquitter par des sacrifices ; d'autre part, celle envers les ancêtres qui se traduit par l'obligation de procréer.


Enfin, il y a la redevance envers le texte à laquelle les "voyants" peuvent faire face de la façon suivante : 

Le fils n'est pas en dette vis à vis du père. Il est en droit d'attendre de ce dernier qu'il lui fasse connaître sa dette de naissance, celle qui le définit comme être humain et à laquelle le père lui-même reconnaît être soumis. Ce don de la dette s'effectue par une cérémonie dont le père prend l'initiative mais qu'il ne peut en principe mener lui-même à son terme : celle de conduire le jeune garçon, âgé d'environ sept ans, vers le texte. Cette initiative s'avère une seconde naissance. L'enfant prend conscience de sa première naissance et commence à acquérir les moyens de régler sa dette originelle.

On donne au jeune garçon un cordon qu'il portera désormais autour du torse : ce cordon est fait de trois fils de coton, chacun correspondant à une de ces trois dettes. Face au texte, l'élève est étroitement lié à son maître. Il procède à une division symbolique de sa propre personne en abandonnant au moyen de formules appropriées les parties de son soi à différents destinataires divins ou humains. Dans un deuxième temps, d'autres formules permettent au sacrifiant de récupérer sa personne ainsi fragmentée. Elle a été transformée par ce sacrifice et par la récitation des textes.

La situation d'exil peut entraîner la peur de trahir ses origines et, par là, de créer une dette imaginaire non remboursable, empêchant ainsi l'identité de se renouveler sans que cela suffise à mettre le sujet à l'abri de la culpabilité. Je pense à une patiente algérienne extrêmement douée qui s'était confinée dans un travail subalterne car elle ne s'autorisait pas à se faire naturaliser, ce qui lui aurait permis d'avoir un poste à l'université.

Mais l'exil peut également faire perdre de vue la dette. Les éléments de notre origine, de notre famille, de notre religion, de notre formation culturelle, fondent notre identité, celle-ci n'étant pas figée ni définitive. Pour essayer de retisser à partir de la marque des premières identifications une nouvelle trame, chacun de nous erre de rivage en rivage. Cette errance, pour les émigrés, est liée au vacillement des repères du pays d'origine qui sont les modalités de jouissance, le rituel du rapport entre les sexes, entre les parents et les enfants car ils diffèrent d'un pays à l'autre. Elle est souvent corrélée à un sentiment d'absolue étrangeté ou de danger présenté par tel ou tel versant du "social" dans le pays d'accueil.


Les places instituées symboliquement par la communauté d'origine sont parfois bouleversées au point d'en devenir inopérantes. L'isolement en découle souvent et quand il devient trop angoissant, l’errance peut susciter, entre autres, le recours à la toxicomanie, à l’hospitalisation. Ainsi, certains pères maghrébins disent avoir l’impression que leur image tombe comme une pelure : « je n’étais pas comme cela avant. Je ne me reconnais plus ». Comme si ils avaient laissé dans leur pays les yeux avec lesquels ils se voyaient.

Est-ce qu’une nouvelle configuration sociale peut fragiliser la fonction paternelle ? Cela ne dépend-il pas également de la façon dont ces pères réagissent en fonction de leur histoire personnelle, de leur capacité à perdre et à retrouver ?


Par ailleurs, il est parfois difficile pour les enfants de se soutenir d’un père émigré n’étant pas reconnu par le social du pays hôte. Le rapport à l’idéal se trouve ébranlé quand les signifiants familiaux sont mis à mal.


Comment s’ouvrir alors aux nouvelles représentations offertes par le pays d’accueil sans invalider la culture de ses parents, sans mettre son père hors la loi au regard de ses propres origines ? Comment payer sa dette au pays d’accueil et au pays d’origine ?


La clinique nous questionne à propos d’enfants émigrés dont la scolarité est problématique. Les savoirs et les apprentissages qui leur sont proposés semblent placer ces enfants devant des contradictions. Ils se retrouvent, en effet, en contradiction, d’une part, avec une mère restée fidèle aux coutumes et à la langue de son propre père. D’autre part, avec un père ayant la charge de représenter et de transmettre la loi selon la version dans laquelle elle s’incarne dans sa communauté, sa culture d’origine, et qui ne s’y retrouve plus face à un système juridique, économique et social de la culture d’accueil.

Ces jeunes à la scolarité problématique posent la question suivante : une famille peut-elle en quelques années abandonner le système culturel dont elle s’est soutenue depuis des générations ? De fait, les symptômes des migrants traduisent souvent l’intégration trop rapide et trop forcée de la modernité. Ainsi, nombreuses sont, par exemple, les jeunes femmes maghrébines qui viennent nous consulter pour des symptômes multiples : dépression, phobies, ... Ces jeunes femmes ont souvent rompu avec leur famille, ont épousé des hommes d’une autre religion, n’ont pas circoncis leur fils, ... Elles ne savent pas comment renouer avec leur culture d’origine sans être inhibées face à leur désir de changement et d’ouverture. 

Par ailleurs, la transmission intrafamiliale est importante, car dans le silence, le deuil ne s’accomplit pas. Le récit oral du passé, la nomination des évènements de l’histoire aident, en effet, un enfant à symboliser la dette : celle-ci peut alors s’inscrire en sortant des rapports imaginaires et affectifs avec les parents et circuler d’une génération à l’autre. Malheureusement, certains parents répondent par la violence au questionnement de leurs enfants, car ils n’y sont pas prêts, ils n’ont pas pu élaborer ce passage qu’ils sont en train de vivre. L’histoire _ fictive _ de Mohamed, me semble illustrer cette difficulté :

 

« Il était une fois un petit garçon qui s’appelait Mohamed. Un jour sa maîtresse lui dit : « Tu travailles très bien, maintenant tu es bien intégré, tu devrais t’appeler Benoît. » De retour chez lui, l’enfant court le dire à sa mère : celle-ci lui donne une claque magistrale ; il s’empresse de le raconter à son père : celui-ci lui donne une série de coups. Le lendemain, il arrive à l’école contusionné, sa maîtresse lui demande : « Que t’est-il arrivé Benoît ? » Et lui de répondre : « Il y a deux arabes qui m’ont donné une raclée. »

 

Mohamed questionne ses parents en rapportant les paroles de la maîtresse. Peut-il, doit-il perdre son prénom arabe pour s’ouvrir aux nouvelles représentations offertes par la France ? Il interroge la maîtresse : doit-il ne plus se dire arabe pour s’intégrer ? C’est dans cet aller-retour entre ses parents et sa maîtresse que Mohamed tente d’interroger son aliénation aux signifiants culturels qui le représentent et à ceux proposés par le pays d’accueil. Les parents surpris, débordés, ne peuvent rien en dire : ils montrent par la gifle l’exaspération ou peut-être la détresse que provoque l’imprévisible question de leur fils.


« Transmettre la vie dans sa violence n’exigeait-il pas cet acte terrible en soi : offrir comme ultime message une gifle » nous dit Jacques Hassoun (1994), en commentant l’histoire du jeune Joffo (Joffo, 1973) qui, à la question posée : « Es-tu juif ? », avait répondu par l’affirmative à l’époque où la France était occupée : l’aveu proclamé était alors une manière de s’engouffrer dans la mort. Son père lui avait asséné une gifle. Il faut cependant pouvoir passer du coup marqué à marquer le coup... Marquer le coup du symbolique. Pouvoir dans un après-coup en dire quelque chose.

Certains moments tragiques de l’histoire ont rendu la transmission extrêmement difficile. Difficulté de transmettre par la parole : silence privé et familial, silence public. Récemment, un ami me disait : 


« Le mauvais tour que nous ont joué tragiquement les nazis et leur pensée meurtrière, en provocant la Shoah, c’est d’affirmer de façon évidente qu’il y avait six millions de juifs morts. Ce nombre de six millions est une énigme car il suppose que l’on sait ce que c’est d’être juif. Cet aspect chiffré, qui se veut scientifique, cette massification pose problème. C’est affirmer aussi, que par rapport à eux, les morts, nous serions, nous les vivants, plus ou moins en « défaut d’identification ». Chiffrer l’identité laissent les vivants qui y croiraient dans une indifférenciation suffocante et dans un « défaut d’identification » insolvable entraînant pour certains le silence absolu qui obtura la transmission pour bien des survivants. »

 

Par ailleurs, de la tentative nazie J.F. Lyotard (1988) écrit :

 

« Il s’agirait d’éliminer une « autre » pensée, intime et étrangère, non pas destinée authentiquement à la garde de l’être mais due à l’égard d’une Loi, dont elle est l’otage... Une pensée qui n’a jamais fait que raconter des histoires de dette impayable, que transmettre de petits récits drôles et désastreux, narrant l’insolvabilité de l’âme débitrice [...] (Le nazisme) aurait essayé de faire définitivement oublier la dette, déchaîne l’âme de cette obligation. De désendetter définitivement. »

 

Le fait de tuer les juifs, dont la tradition remonte au geste de Moïse portant et transmettant les tables de la Loi, pouvait-il permettre aux nazis de se défaire de la dette ?...

Enfin, la dette pourrait être entendue comme un questionnement perpétuel à partir d’un support précis. Mais même ce support peut être non pas lâché, mais réinterrogé. Dans la tradition juive, tous les ans, au soir du Grand Pardon, les juifs commencent un jeûne de vingt-quatre heures qu’ils inaugurent par une prière en araméen, intitulé le Kol Nidré :

 

« Tous les voeux, serments, renoncements, bannissements, malédictions, jurements, et toute expression pouvant passer pour telles que nous avons pu prononcer et dont nous avons pu charger notre âme depuis ce jour jusqu’au prochain jour du Grand Pardon « Puisse-t-Il nous sauver ». Tous ces engagements, nous les regrettons : qu’ils soient dénoués, pardonnés, rejetés, anéantis, qu’ils perdent force et valeur. Nos voeux ne sont pas des voeux, nos renoncements ne sont pas des renoncements, nos serments ne sont pas des serments. »

 

C’est le ministre officiant qui dit ces mots de la façon la plus solennelle et ce par trois fois. La communauté répond « Et que le pardon soit accordé à toute la communauté et à l’Etranger qui séjourne en son sein. »

L’énonciation a ici un caractère collectif : seule la communauté peut défaire les voeux. Est-ce pour desserrer l’étau du rapport de l’homme à la parole ? Le Kol Nidré serait-il une réponse déculpabilisante à l’impossibilité d’une fidélité qui se voulant absolue, ne serait qu’imaginaire tromperie ?

 

Kathy SAADA

 Publication dans la Revue Filigrane, « Migration, culture et psychothérapie », n° 2, Volume 6, Automne 1997, Ecoutes psychothérapiques.

 

 

RÉFÉRENCES

 

Clavreul, J., 1987, Le désir et la loi, Paris, Denoël.

 

Deleuze, G., 1990, Pourparlers, Paris, Minuit.

 

Hassoun, J., 1994, Les contrebandiers de la mémoire, Paris, Syros.

 

Joffo, J., 1973, Un sac de billes, Paris, Lattès.

 

Lyotard, J.-F., 1988, Heidegger et les juifs, Paris, Galilée.

 

Malamoud, C., 1992, in Cliniques méditerranéennes, n° 33-34.