Faire sa cuisine

Un jour, une jeune femme prépare une poitrine de bœuf pour le dîner. Elle en coupe les extrémités avant de la placer dans un plat à rôtir. Sa fille, qui la regarde avec intérêt, lui demande la raison. Sa mère réfléchit, puis répond : « Tu sais, je ne sais pas trop. J’ai toujours vu ma mère faire de cette manière. Appelons grand-mère et demandons lui ».


Elle téléphone à sa mère et lui demande pourquoi elle coupe toujours les extrémités de la poitrine de bœuf avant de la faire rôtir. La grand-mère réfléchit un moment puis répond : « Tu sais, je ne sais pas trop pourquoi, j’ai toujours vu ma mère faire de cette manière »  


Intriguées, toutes trois décident d’aller voir l’arrière grand-mère dans sa maison de retraite. Elles demandent en chœur : « Tu sais, quand nous faisons de la poitrine de bœuf, nous en coupons toujours les extrémités avant de la faire rôtir. Qu’elle en est la raison ? ». « Je ne sais pas pourquoi vous le faites », répond la vieille femme, « si moi je le faisais, c’est parce que je n’ai jamais eu de plat assez grand »

La cuisine de sa mère n’évite pas d’avoir à faire sa propre cuisine.


L’histoire ne se réduit pas à la répétition, l’inconscient est inventif et s’invente… « ce n’est pas du tout cuit », disait Lacan…

On résiste à admettre qu’il y a une part de non savoir chez l’autre.

Si la recette de cuisine suffisait, tout le monde serait cordon bleu.


Qu’est-ce qu’on ajoute dans le processus énoncé pour que la sauce prenne, pour que le plat soit bon ?


Combien de plats ratés avant d’en réussir un ?


L’alchimie entre les ingrédients est multiple. Avec les mêmes éléments, on peut faire une multitude de gâteaux : si on bat les blancs des œufs ou pas, si on fait fondre le beurre ou si on le travaille avec le sucre…

La cuisine se fait sur fond de manque : il faut aller aux fourneaux…


La recette indique qu’il y a une cuisine à faire. Cuisiner, c’est jouer de l’imaginaire et des signifiants pour créer du nouveau.


La cuisine introduit la temporalité, la transformation, l’invention, le passage du « cru au cuit ». Levi-Strauss met l’accent sur le fait que la culture émerge avec la découverte du feu. Les coutumes religieuses et culturelles associent le verbe, l’aliment et la musique. On reste attaché à l’art culinaire et la musique de son groupe, à la modalité de jouissance qui y est spécifique, aux couleurs, aux odeurs, aux goûts et aux sons qui sont propres à ce lien social.


« Manger le livre » écrit G. Haddad, « Cuire le monde » écrit C. Malamoud – Ce titre traduit l’expression sanscrite « lokaprakti » : l’homme cuit le monde et se « cuit » lui-même en exécutant les rites

 

Le lien entre une mère et sa fille est particulier. Comment se construit-il ?

Qu’est-ce qui rend ce lien si difficile ?


Est-ce parce qu’une fille ravive chez sa mère l’inquiétude liée à la part insaisissable d’identité féminine ?


Part d’ombre, et d’errance, hors de portée de la parole, toujours à l’œuvre pour chaque femme.

Freud a insisté sur l’envie du pénis (qui ne cesse pas de se maintenir, qui n’est jamais surmontée, dit-il), envie qui engage la petite fille dans l’oedipe où elle se réfugie comme dans un port. Elle reproche à sa mère d’être responsable de cette privation et cela l’amène à demander à son père ce que sa mère lui a refusé.


Freud mettra par la suite en évidence l’importance de la relation pré-oedipienne chez la fille, le lien premier à la mère « continent noir », « zone inexplorable » qui peut toujours faire retour et alterner avec l’ancrage dans l’oedipe au cours de la vie d’une femme .

Freud note donc cette double appartenance des femmes que Lacan reprend dans sa lecture de Freud.


Son avancée sur cette question de la sexuation sera, avec les quanteurs de la sexuation, de penser deux côtés, un masculin et un féminin, où tout sujet pourra s’inscrire et se déplacer quel que soit son sexe biologique. Ce quel que soit est relatif car le corps d’une femme se prête différemment à la prise signifiante.


Lacan dira que l’homme est embarrassé par son sexe qui donne consistance au symbole phallique et qu’une femme est plus libre de ses identifications.


Deux côtés donc : du côté homme, Lacan introduira la dépendance au signifiant et la jouissance phallique, de l’autre côté, la position féminine – pas toute soumise au signifiant et la jouissance autre – position qui permettra une certaine liberté mais aussi une certaine errance, un certain excès. 


Marguerite Duras exalte cette part autre chez une femme : l’identité ébranlée, l’impossibilité de « saisir » qui rend possible la pluralité des textes.


« On n’est jamais personne dans une société et ce sont les femmes qui le savent. Ce sont les femmes qui détruisent l’image sociale. La femme sait qu’elle ne sait pas qui elle est et qu’on ne peut pas le savoir et sait que c’est un leurre de croire qu’on sait ».


« quelqu’un qui n’est pas du tout perdu…qui a réponse à tout, c’est épouvantable » (interviews de Duras).

 

 

L’enfant naît du désir d’une femme pour un homme et de cet homme pour cette femme là. C’est la femme dans la mère qui permettra l’écart entre la mère et l’enfant : (elle introduit ce qui fait référence phallique pour elle et pour l’enfant, et l’altérité liée à la part insaisissable d’identité féminine), qui permettra qu’une femme ne soit pas toute à son enfant, que son enfant ne soit pas tout pour elle.


Pas toute pour l’enfant n’aura pas le même impact sur l’enfant si la mère est occupée ailleurs en tant que désirante (amoureuse et créative) ou si la mère est déprimée et repliée sur elle.


Pas toute pour l’enfant nécessite qu’elle ne soit pas toute ailleurs car l’enfant a besoin de l’amour de sa mère.

Une mère donne la vie et construit sa maternité dans le jeu du lien et de l’écart qu’elle introduit entre elle et son enfant.

 

de l’écart entre l’enfant imaginaire constitué par ses représentations pendant sa grossesse et le nouvel habillage imaginaire qu’elle effectue à la naissance de son enfant quand le réel de son corps fait irruption. Une fille est née : une mère peut l’accueillir comme fille ou lui donner un prénom ambigu, et l’habiller en garçon du lien quand elle fera du cri de l’enfant un appel et qu’elle lui répondra en lui donnant du sens.


de l’écart quand elle donnera un sens partiel aux paroles de l’enfant et non pas un sens absolument vrai qui serait surmoïque : l’enfant pourra bricoler son savoir : jouer avec les mots, établir un rapport de confiance à la langue, les mots gardent une liberté, une certaine légèreté.


du lien et de l’écart quand elle donne le sein accompagné de signes d’amour et de plaisir à le nourrir ,sans être toute dans le sein qu’elle donne… elle peut supporter la demande ou le refus de l’enfant.


du lien entre le regard qu’elle porte sur son enfant, et là où l’enfant se verra étant vu par elle comme aimable. Le narcissisme de l’enfant s’articule à son narcissisme à elle. L’enfant intériorise un trait. Un point est choisi par l’enfant où il se voit étant vu par l’Autre de l’écart car elle regarde aussi ailleurs. C’est son regard et ses paroles qui font tenir l’ image.

 

C’est à travers ce corps à corps- le même corps- médié par le langage que vont s’embrouiller une fille à sa mère. Le féminin de la fille risque d’être piégé du côté du réel du corps.

 

J’ai entendu la question de la fille raptée par la mère : « Mes mots n’ont pas été entendus – disait Béatrice – Ils ont été absorbés. J’ai été absorbée avec ».


Elle raconte une scène où elle annonce à sa mère la venue de ses règles. Celle-ci l’avait à peine écoutée et s’en était vantée auprès de ses amies.

L’apparition des seins, des règles ne suffisent pas à enraciner la conscience d’une féminité. Pour que l’événement soit subjectivé ne doit-il pas être entendu et accueilli comme une étape importante d’une femme en devenir ?

 

J’ai entendu l’emprise et l’impudeur d’une mère sur le corps de sa fille qui rend difficile qu’un voile puisse se constituer pour la fille.

Alice parle du regard pénétrant de sa mère fouillant dans les trous de son corps.


Tout au long de sa cure analytique, elle a tenté de modifier cette position d’objet en construisant, en peignant des objets de décoration de théâtre, élaborant les choses au fur et à mesure, acceptant de faire sans savoir comment je vais y arriver disait-elle.

 

J’ai entendu l’humiliation.

Dominique raconte que quand elle avait 12 ans sa mère l’a traînée chez le gynécologue car elle s’inquiétait du fait qu’elle n’ait pas encore ses règles. La fille a entendu que sa mère demandait au gynécologue d’authentifier qu’elle était bien une femme, d’autant que sa mère lui avait donné le prénom de son frère mort.

 

C. Lacote insiste beaucoup sur l’impact de l’humiliation pour la petite fille qui défait la fiction que la petite fille était en train de construire, elle raconte l’histoire d’une petite fille qui cachait ses seins et qui s’est entendue dire : « tu n’as rien à cacher ». La petite fille a entendu :  « ta fiction ne tient pas, c’est du mensonge ».

 

  J’ai entendu la jalousie d’une mère et la difficulté d’une fille à affronter la rivalité avec sa mère pour pouvoir s’adresser au père et plus tard à un homme.

 

J’ai entendu une fille confidente de sa mère qui lui racontait ses aventures et ses déboires amoureux.

 

Une fille naît : le corps indique la différence sexuelle – elle est dite « fille ». Les discours qui y sont associés ont une prise sur elle. Mais elle peut y réagir, et ne pas les prendre pour oraculaires.


La « lecture » que la fille fait de sa mère est fonction du fantasme de la fille.

On avait vu qu’avec les mêmes ingrédients, une multitude de gâteaux était possible. Face à une mère plusieurs lectures (on n’a pas la même mère en début et en fin d’analyse), plusieurs réponses sont possibles.


Une fille ne se met-elle pas souvent à la place où elle s’imagine que sa mère l’attend ? je dis « s’imagine » car personne n’a de savoir sur ce que désire l’Autre.


La déception n’est-elle pas de structure ?


Lacan disait «  Car le raisin vert de la parole par quoi l’enfant reçoit trop tôt d’un père, l’authentification du néant de l’existence, et la grappe de la colère qui répond aux mots de fausse espérance dont sa mère l’a leurré en le nourrissant au lait de son vrai désespoir, agacent plus ses dents que d’avoir été sevré d’une jouissance imaginaire où même d’avoir été privé de tels soins réels ».


Le « vrai désespoir » de la mère ne renforce t-il pas parfois la culpabilité de la fille, opérant comme un surmoi maternel tant qu’il n’est pas entendu du côté de la structure ?

 

Une femme, familiarisée en tant que femme avec la question du déplacement (elle est passée de l’amour pour sa mère à l’amour pour son père, et s’est ensuite identifiée à sa mère...), ayant une certaine liberté identificatoire, peut elle faire plus facilement le chemin vers une autre culture ?


Le risque n’est-il pas qu’elle aille trop vite et se retrouve alors dans des positions d’errance qui peuvent l’amener à vouloir revenir vers l’amour exclusif de son origine ?


Elle ne saurait plus alors comment renouer avec la culture d’où elle vient sans être inhibée face à son désir de changement et d’ouverture. L’écart avec le système culturel d’où l’on vient ne doit-il pas s’élaborer ?


Je vous parlerai du trajet de Nassira : celle-ci est arrivée de Kabylie en France avec sa mère à l’âge de 1 an pour rejoindre son père. Elle me parle de son enfance comme un état de torpeur : elle aide sa mère, fait le ménage, s’occupe de ses petits frères, va à l’école où elle ne se sent pas bien, et a des difficultés. Ses parents ne peuvent pas l’aider car ils ne savent pas écrire.


A l’adolescence, l’émergence de sa sexualité l’amène à fuguer avec un jeune homme marocain en province.

Nassira n’était pas assez construite, n’avait pas assez d’ancrage pour assumer ce départ. Elle s’enfermait toute la journée à la maison pendant que son ami allait travailler et se sentait persécutée. Elle se débrouillera pour que son père vienne la rechercher et la ramène à la maison. Un de ses frères – très fragile sur le plan psychique – ne peut assumer l’irruption du sexuel par le biais de sa sœur qui s’autorise à donner libre cours à sa vie pulsionnelle. Il se raccroche à des impératifs sociaux et lui crache dessus. Ses parents n’interviennent pas. Elle se laisse soumettre à cette violence car elle a, me dit-elle, manqué de respect aux règles de sa culture d’origine qui prescrivent de rester vierge.


Elle vient sur les conseils de la mère d’une amie consulter au Centre Médico Psychologique en banlieue parisienne pour parler sa question :


comment être une jeune femme en France ? Est-ce en mettant des jean’s ou en ayant le ventre nu ?


Est-ce en fuguant avec un homme ?


Peut-elle avoir une vie amoureuse avant le mariage sans se faire cracher dessus ?.


Elle se sent écartelée et n’arrive pas à faire de pont.

Elle venait de façon irrégulière puis a interrompu nos séances.

Plusieurs mois après, elle retéléphone au CMP où on lui dit que je n’y travaille plus, qu’elle a le choix entre consulter quelqu’un d’autre ou prendre rendez-vous à mon cabinet de psychanalyste à Paris. Elle choisit de venir me voir, de ne plus venir au CMP où on dispense des soins pour poser sa demande, en passant du public au privé, en acceptant de payer une somme possible pour elle pour ses séances. Elle me dira alors que pendant la période d’interruption de nos rencontres, son frère s’était suicidé et qu’elle s’était retrouvée dans une telle relation de proximité physique et psychique avec sa mère qu’elle en perdait ses esprits. Elles se racontaient leurs rêves, étaient transparentes l’une à l’autre, ne se quittaient plus. Elle avait interrompu ses études et restait à la maison avec sa mère qui garde des enfants.


Pour payer ses séances, elle trouve un travail à mi-temps près de chez elle et prend le RER toutes les semaines pour venir me voir à Paris.

Elle construit son intimité. Elle enlève de sa chambre le papier choisi par sa mère, se bat avec ses frères et retire de sa chambre une armoire où était entreposé leur linge. Ils arrêtent de rentrer dans sa chambre comme dans un moulin.


Je soutiens son cheminement et l’aide à séparer sa question de celle de sa mère et de celle de ses frères. Elle me disait alors que depuis sa fugue, depuis la perte de sa virginité, elle se sentait être un déchet… Je lui ai laissé entendre qu’elle n’était pas à cette place là pour moi et soutenais toute tentative qui émanait d’elle pour prendre soin d’elle, aller chez le coiffeur, choisir ses vêtements.


Sa parole se transforme au fur et à mesure des entretiens. Elle ne se pose plus en victime ou en coupable.

Elle a trouvé, depuis, un emploi à Paris à plein temps dans un centre d’accueil de jeunes en recherche d’emploi.

Son look change, elle s’habille d’avantage comme une jeune femme de son âge, sans provocation et sans négligence.


Mais elle s’éloigne de ses cousines, de ses copines, de sa mère. Elle se sent seule, elle se sent perdue. Elle veut arrêter ses séances. Je lui propose alors de venir 2 fois par semaine.


Est-ce que je me pose pas trop de questions, me demande t-elle. Je n’arrive pas à avoir un rapport à l’ « homme », me dit-elle. Comment vais-je trouver le « Monsieur kabyle » comme le veut mon père ?». J’entends comment vais-je trouver mon être femme si je m’éloigne trop de ma culture d’origine ? Je la laisse développer ses questions. Je suis attentive mais ne lui donne pas de réponses. Elle se sent coupable vis à vis de sa mère car elle a rencontré de nouvelles personnes à son nouveau travail avec qui elle sort (théâtre et autres…).


Auparavant, elle cédait à sa mère qui lui demandait de participer à ses sorties.

Elle commence alors à fréquenter des associations de quartiers qui oeuvrent pour l’amélioration de la vie de la cité. Elle participe aussi à des réunions avec l’association de femmes « ni Putes ni Soumises ». Là, dit-elle, j’ai compris que si j’étais seule dans le chemin qui est le mien , je n’étais pas la seule à être seule. Cette association organise parfois des réunions aussi avec les mères. Elle me raconte avoir pu rire avec sa mère en voyant un film sur de jeunes indiennes vivant en Angleterre qui voulaient jouer au football. Leur mère n’étaient pas d’accord pour le port du short. Sa mère en voyant ce film, a dit en riant : je suis comme cette mère.


Ces associations ont des contacts avec les politiques et leur demandent d’agir sur les cités, sur les banlieues. Elle mêmes y oeuvrent.

L’adjointe au Maire a demandé récemment à Nassira de participer à un projet d’aide dans le domaine de l’hygiène pour certaines femmes démunies d’une île de l’Océan Indien. Elle se sent valorisée. Elle prend conscience de l’échange. Ces associations lui ont donné quelque chose, elle peut donner à d’autres. En les aidant, dit-elle, je vais sûrement apprendre sur l’hygiène, sur le fait de prendre soin de son corps.


Pour la première fois de ma vie, me dit-elle, j’ai été voir un gynécologue.

La mère de Nassira crie sans arrêt après son père. Celui-ci travaille par intermittence, ment, vole de l’argent alors que sa mère travaille et assure……


Elle m’a longtemps dit en riant qu’elle aussi faisait comme sa mère et parlait mal à son père. Récemment, elle a changé de discours à son sujet. Elle lui a demandé quelque chose, elle a besoin qu’il soutienne un idéal. A l’occasion d’une dette qu’il n’avait pas tenu vis à vis d’une voisine, elle lui a dit , j’ai honte, tu veux que j’épouse un kabyle, alors soutiens ta parole. J’ai besoin, me dit-elle, d’aimer un père qui soutienne sa parole. Elle ne veut pas désavouer des valeurs fondatrices de son identité : la famille, la religion.


Nassira en est là. Elle s’aperçoit qu’elle avait voulu quitter trop vite et sa mère et les modèles culturels de sa famille ; que le passage d’une culture à l’autre ne pouvait lui éviter de se construire peu à peu. Je voulais tout tout de suite au début, me dit-elle.


Créer des liens nouveaux n’implique pas de se couper de ses origines, mais il nécessite de travailler l’écart avec celles-ci. L’exil ouvre la voie à un processus de déplacement, permet d’introduire un espace-si on le consent-avec sa culture d’origine, de creuser un écart dans sa culture d’origine (Gilles Deleuze écrit : un écrivain est toujours un étranger dans la langue où il s’exprime même si c’est sa langue natale. A la limite, il prend ses forces dans une minorité muette, inconnue, qui n’appartient qu’a lui. C’est un étranger dans sa propre langue. Il ne mélange pas une autre langue à la sienne, il taille dans sa langue une langue étrangère et qui ne préexiste pas).


La dette serait une mémoire à revivifier, celle d’une origine à assumer en tant qu’elle porte et permet de faire du nouveau. Le trajet de Nassira nous fait aussi entendre qu’il est important, pour qu’elle puisse cheminer, que le pays d’accueil accepte aussi d’introduire un écart dans sa culture, accepte de tenir compte de ces mouvements de femmes dans les cités qui attirent les pouvoirs politiques sur leur malaise et que le pays d’accueil fasse un pas dans leur direction.

 

 

Il n’y a pas de savoir prêt à porter sur le devenir femme. La féminité est incertaine et jamais définitivement acquise.

Une fille se condamnerait à devoir couper les extrémités de la poitrine de bœuf si elle pense qu’il suffit d’imiter sa mère pour trouver son chemin. Elle risque d’être dans une revendication paralysante si elle reste dans la supposition que sa mère enferme le secret sur la féminité.


La partie qui se joue entre une mère et sa fille, la lecture que la fille en fait, me paraissent tout à fait importantes pour le devenir du féminin de la fille, pour qu’elle puisse se prêter, sans s’y identifier, à faire l’objet du désir d’un homme en étant par ailleurs un être désirant.


Une fille pourra prendre des traits d’identification chez sa mère, chez les femmes de la famille paternelle et maternelle, chez ses copines. Un certain ludisme a lieu entre femmes autour de l’échange d’adresses de coiffeur, d’esthéticienne ou de couturière.


Chaque autre femme dans son rapport au féminin fait énigme pour elle. Elle sait bien que l’autre femme n’a pas le secret de la féminité, n’a pas le savoir sur le désir d’un homme… mais quand même.

La manière dont une mère a négocié le manque aux différents moments cruciaux de la vie, le savoir faire qu’elle a inventé quand elle a été confrontée à une certaine solitude feront signe pour la fille de la façon dont elle a trouvé comme femme un mode de faire.


Quant la petite fille demande à sa grand-mère pourquoi elle coupe les extrémités de poitrine de bœuf, elle lui demande en fait :


qu’est-ce que c’est pour toi, d’être une femme ? La grand-mère répond : « Voilà comment j’ai fait avec un plat trop petit – voilà comment je me suis débrouillée avec les événements historiques, politiques, familiaux qui m’entouraient ».


Le féminin de chaque femme rencontre un contexte événementiel, et chacune a sa manière personnelle d’y réagir .

 

Nassira fait le chemin vers un devenir femme, ce qui n’est pas de l’ordre d’un savoir et qui est toujours singulier.

L’exil l’amène à réinterroger les ingrédients de sa culture et à consentir à un écart dans sa propre culture.

 

Une mère peut aussi apprendre à sa fille à faire la cuisine.
La pulsion orale s’origine dans les premières sensations de l’enfance, dans le rapport avec la mère, les grands-mères, les tantes.


Elle est accompagnée du désir de voir, sentir, toucher, entendre.

Une femme peut laisser se déployer la dimension maternelle qui est en elle, d’où s’origine sa sensualité si elle est capable d’une certaine façon d’en jouer , ce qui suppose identification et écart.


De plus, Freud ne nous indiqua-t-il pas que c’est aussi dans l’identification à la mère qu’une femme acquiert pour l’homme l’attractivité   qui embrase chez lui sa liaison oedipienne à sa mère ?

 

 

 

Kathy SAADA

Paris, novembre 2003.

 

J.LACAN, Ecrits, PARIS, SEUIL, 1966, p.433.